La coercition et la résistance, en mots et en images

Publié Lundi 24 novembre 2025

Essai / Mêlant vocabulaire photographique et essai, Vanessa Desclaux et Agnès Geoffray ont fabriqué un libre hybride pour restituer les trajectoires des jeunes filles enfermées dans des écoles dites "de préservation", dans l'ouvrage "Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent".

Photo : ©Agnès Geoffray pour Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent aux éditions Textuel

Dans le sillon des récits qu'on peut lire - presque éprouver - tels que Vilaines histoires & filles coriaces de Dorothy Allison Trash paru aux éditions Cambourakis en mai dernier - qui est d'ailleurs cité dans l'ouvrage de Vanessa Desclaux et Agnès Geoffray - Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent (aux éditions Textuel) célèbre les rébellions et les résistances des "mauvaises filles".

C'est en 2016, dans le cadre d'une journée d'études consacrée au thème de la syncope dans l'art que l'auteure, historienne et critique d'art Vanessa Desclaux et la photographe et artiste plasticienne Agnès Geoffray se sont penchées sur ces femmes « qui s'évanouissent, se contorsionnent et chutent irrémé­diablement ». Ce n'est que quelques années après, supportées par la bourse de recherche et de création de l'Institut pour la photographie des Hauts-de-France, que les deux femmes ont entamé des recherches sur les ''écoles de préservation'' créées à Doullens, dans la Somme, à Clermont-de-l'Oise, concomitamment à celle de Cadillac.

Le livre développe une forme hybride, mêlant plusieurs médiums en continu. Il y a d'abord une partie "essai", fil rouge de l'ouvrage resituant le contexte dans lequel les jeunes filles ont été enfermées, mobilisant généreusement des travaux de recherche connexes (notamment ceux de Françoise Tétard et Béatrice Koeppel, portant sur l'histoire des filles de l'éducation surveillée de 1935 à 1950 ou encore les travaux de la chercheuse américaine Saidiya Hartman sur la jeunesse noire et marginalisée aux États-Unis). Cette partie est mise en regard avec les photos et les montages d'Agnès Geoffray, réinterprétant et se réappropriant les thématiques évoquées. Ces textes et ces images sont aussi connectées à d'autres formats, des archives (des photos, des témoignages, des bulletins de statistique morale, des articles de presse, des notices individuelles...). Si le fait de mêler une partie ''essai historique'' et une partie constituée d'œuvres photographiques contemporaines eût pu, de prime abord, paraître déroutant, il est intéressant de voir, visuellement, un travail de figuration nouvelle de ces stratégies de surveillance et de redressement des corps. Celui-ci semble anachronique, tout en donnant un aspect particulièrement tangible aux images. Il en va de même pour les gestes de révolte, de dissidence et de solidarité des jeunes filles. Pour le dire simplement, tout cela ne paraît plus si lointain.

©Agnès Geoffray pour Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent aux éditions Textuel

Insoumission et obscénité

Entrant en résonance avec le chapitre consacré au XXe siècle dans l'ouvrage de référence Les grandes oubliées : Pourquoi l'Histoire a effacé les femmes, de Titiou Lecoq (aux éditions L'Iconoclaste) ; l'album rappelle dans quelle mesure le corps des femmes était considéré comme un objet de suspicion, le spectre de la débauche rôdant forcément autour de lui. Ainsi, la culpabilité de toute violence sexuelle reposait uniquement sur les femmes, occasionnant un distinguo très clair entre les jeunes filles dites « préservées » (comprendre vierges) de celles qui ne l'étaient plus. C'est après avoir placé ce contexte qu'Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent choisit de graviter autour des jeunes filles aux parcours déviants, dites « inéducables », la plupart issues de milieux précaires, certaines ayant commis le péché ultime, obsession de l'époque, celui de « vagabonder » (comprendre de se prostituer) et qui furent enfermées dans des institutions publiques carcérales pour mineures dont les portes n'ont été fermées qu'en 1951.

Les récits et illustrations issues et inspirées de récits de ces institutions agissent en témoins du contrôle exacerbé dont les jeunes femmes ont fait l'objet. Loin de seulement compiler les anecdotes et les récits de violence, le travail des deux femmes célèbre aussi les actes de subversion, de résistance et de révolte. D'un coupage de cheveux collectif à la trajectoire incendiaire de la jeune Violette Nozières, l'agentivité des jeunes filles est au centre du récit. On y lit un questionnement toujours actuel (et signé Elsa Dorlin) : « déclinée au féminin, la brutalité n'est-elle pas toujours considérée comme obscène ? »

Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent, par Vanessa Desclaux et Agnès Geoffray (aux éditions Textuel) ; 49€
Rencontre avec Agnès Geoffray vendredi 5 décembre 2025 à 19h15 à la Librairie à soi.e (Lyon 1er) ; gratuit sur réservation

Agnès Geoffray

Pour son livre Elles obliquent elles obstinent elles tempêtent. De la fin du XIXe siècle à 1951, des milliers de jeunes filles considérées comme déviantes, vicieuses, inéducables ou perdues ont été placées sur décision de justice dans des écoles dites « de préservation », des institutions publiques carcérales pour mineures. À partir des archives de ces lieux d’enfermement, Agnès Geoffray a créé des images mettant en scène les stratégies de surveillance tout comme les gestes de révolte, de dissidence et de solidarité des jeunes filles, le tout ponctué de textes de l’historienne de l’art Vanessa Desclaux.