Un prophète

Choc (et Grand Prix) du dernier festival de Cannes, le cinquième film de Jacques Audiard ose une fresque somptueuse et allégorique où un petit voyou analphabète se transforme en parrain du crime. Après ce Prophète, le cinéma français ne sera plus jamais comme avant… Christophe Chabert

Un cercle de lumière vient faiblement éclairer une partie de l’écran, comme une ouverture à la lampe de poche en lieu et place de l’antique ouverture à l’iris. Il vient éclairer quoi ? Les gestes désordonnés d’un jeune garçon dans un fourgon… Il planque maladroitement dans sa chaussure un billet de cinquante francs. Quelque part dans un XXe siècle finissant, Malik el Djebena s’est fait serrer une fois de trop par la police, pour ce qu’on devine être une agression sauvage lors d’une rixe — on verra plus tard d’impressionnantes cicatrices sur son dos. Ce n’est donc sûrement pas un tendre, mais certainement pas un caïd non plus. Phrasé hésitant, corps voûté, yeux en panique : Malik, papillon nocturne aux ailes brûlées prématurément, s’apprête à passer six longues années en prison. Une condamnation lourde pour ce petit voyou récidiviste, aller simple vers l’enfer des vrais mafieux et des criminels endurcis. Lui qui parle à peine français, qui ne sait ni lire ni écrire, s’avère donc une proie facile pour les affranchis qui l’entourent.

Leçons de vie en prison

Un prophète, le nouveau et fabuleux film de Jacques Audiard, est donc un parcours initiatique, une leçon de vie par le crime et la violence qui apparaît, c’est toute sa puissance, comme le calque des rapports de pouvoir régissant la société à l’«extérieur». L’initiation de Malik, c’est celle du sang versé, non plus par vengeance ou par pulsion mais par calculs stratégiques, ceux des clans qui s’affrontent dans la prison : les Corses d’un côté (emmenés par un Niels Arestrup monstrueux de brutalité rentrée) et les Arabes de l’autre. Des communautés qui cherchent à garder le contrôle dans ce territoire dérisoire pour mieux le retrouver dehors une fois libres. Le premier meurtre est un moment de cinéma intense et inoubliable : la répétition du geste fatal fait mal, autant sinon plus que le geste lui-même, et il imprimera la rétine du spectateur comme la conscience de Malik. Pas de la même façon cependant : le spectre de sa victime reviendra le visiter, fantôme shakespearien qui, peu à peu, veillera en ange bienveillant sur les actes du jeune homme. Pourquoi ? Audiard prend soin de laisser les choses en suspens : quelque chose dans la réussite de Malik, dans sa transformation de moins que rien en héros métaphysique, tient du hasard et de la magie. Mais pas seulement, et c’est pour ça qu’Un prophète s’avère, en plus d’un splendide film criminel, une œuvre fondamentalement politique.

Assassin laïc

Comment prendre le pouvoir et le garder ? Aux antipodes de la mythologie américaine du cinéma de mafia qui repose sur la trinité filiation, extorsion, manipulation (de Coppola à James Gray), Audiard regarde le parcours de Malik comme un concentré des questions qui traversent la société française depuis une décennie. C’est par l’instruction, le savoir et l’acquisition d’une culture différente (en l’occurrence la langue et l’écrit) que Malik va creuser son sillon. Autrement dit, son ascenseur social n’est pas différent de celui d’un fils d’ouvrier algérien se rêvant ingénieur ; on appelle ça l’intégration. On peut hurler au scandale puisque l’école républicaine en question est aussi l’école du crime organisé… Mais l’intelligence d’Audiard est de ne jamais sortir des clous semés par la volonté de fer de son héros : face aux impasses d’un communautarisme qui se croit triomphant, Malik est un assassin laïc qui se forge seul ses propres valeurs morales. Et s’il devient le «prophète» du titre, cela n’a strictement rien à voir avec Allah — le temps d’une scène mémorable, le film effectue ainsi son plus beau dribble entre les clichés. Ni Dieu, ni maître, et pas plus de père : comme tous les films d’Audiard, Un Prophète est une histoire œdipienne se soldant par la mort symbolique de la figure paternelle. Le cinéaste ose donc la fresque, multipliant les personnages sans jamais les abandonner en route, suivant les arcs d’un scénario touffu sans en être l’illustrateur servile (on mesure ici toute la différence entre Un Prophète et Mesrine, tous deux écrits par Abdel Raouf Dafri), stylisant sa mise en scène sans jamais trahir l’histoire racontée. Et ce jusqu’à une dernière partie qui vient conclure et propulser très haut le récit. Un destin s’est accompli, un parrain est né patiemment sous nos yeux (ainsi que l’acteur qui l’incarne, le génial Tahar Rahim) tandis qu’une époque s’achève : le billet de cinquante francs est devenu un bien piteux butin aux yeux de la fortune qui s’annonce pour Malik, mais aussi face à l’euro triomphant. La marche du héros est alors discrètement relayée par la marche du monde ; et Jacques Audiard vient d’imprimer définitivement sa cadence au cinéma français de demain.

Un prophète
De Jacques Audiard (Fr, 2h30) avec Tahar Rahim, Niels Arestrup, Gilles Cohen… (sortie en salles le 26 août)

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Lundi 3 septembre 2018 Avant d’enflammer le dancefloor du réveillon en éclusant (avec modération) la sangria cuvée Gaspar Noé, il vous reste quelques films à siroter. Auxquels vous pouvez ajouter des Animaux fantastiques, des Portraits XL d’Alain Cavalier, ou une visite...
Mardi 31 janvier 2017 Tahar Rahim aurait-il quelque pouvoir d’attraction sur les cinéastes étrangers ? Après Lou Ye et Asghar Farhadi, Kiyoshi Kurosawa est à son tour venu tourner à (...)
Samedi 18 juillet 2015 Jacques Audiard a décroché une Palme d’or avec un très bon film qui n’en avait pourtant pas le profil, même si cette histoire de guerrier tamoul cherchant à construire une famille en France et se retrouvant face à ses vieux démons est plus complexe...
Dimanche 24 mai 2015 "Youth" de Paolo Sorrentino. "The Assassin" de Hou Hsiao-Hsien. "Mountains May Depart" de Jia Zhang-ke. "Dheepan" de Jacques Audiard. "Love" de Gaspar Noé.
Mardi 13 janvier 2015 Fatih Akin passe à côté de son évocation du génocide arménien, transformée en mélodrame académique sans souffle ni ampleur, comme si le cinéaste avait été paralysé par l’enjeu. Christophe Chabert
Mardi 14 octobre 2014 Retour du duo gagnant d’"Intouchables", Nakache et Toledano, avec une comédie romantique sur les sans papiers où leur sens de l’équilibre révèle à quel point leur cinéma est scolaire et surtout terriblement prudent. Christophe Chabert
Mardi 2 septembre 2014 Moins flamboyante que l’an dernier, la rentrée cinéma 2014 demandera aux spectateurs de sortir des sentiers battus pour aller découvrir des films audacieux et une nouvelle génération de cinéastes prometteurs. Christophe Chabert
Mardi 20 mai 2014 Premier bilan d’un festival de Cannes pour le moins insaisissable : les filles y ont pris le pouvoir, à commencer par celles de Céline Sciamma, événement de la Quinzaine des réalisateurs, qui pour l’instant éclipse la sélection...
Mardi 22 avril 2014 De Frédéric Schoendoerffer (Fr, 1h36) avec Niels Arestrup, Gérard Lanvin, Laura Smet…
Mardi 15 avril 2014 Lieu de choix pour les concerts au plus près de l'âme – se souvenir de Peter Von Poehl – Le Temple Lanterne accueille sous le bon patronage du label Echo Orange une réjouissante soirée antifolk où officieront deux de ses figures trop méconnues : Ish...
Mardi 11 mars 2014 Talent brut et incandescent, parti à la conquête du monde avec seulement un EP trois titres et quelques concerts inoubliables, Benjamin Clementine donne le tournis au paysage musical. Loin d'en avoir fini avec son ascension fulgurante, la révélation...
Mardi 25 février 2014 De Volker Schlöndorff (Fr-All, 1h24) avec Niels Arestrup, André Dussollier, Charlie Nelson…
Mercredi 30 octobre 2013 De Bertrand Tavernier (Fr, 1h54) avec Thierry Lhermitte, Raphaël Personnaz, Niels Arestrup…
Jeudi 5 septembre 2013 De Julien Leclercq (Fr, 1h53) avec Gilles Lellouche, Tahar Rahim, Riccardo Scamarcio…
Mercredi 10 juillet 2013 Après "Belle épine", Rebecca Zlotowski affirme son désir de greffer le romanesque à la française sur des territoires encore inexplorés, comme ici un triangle amoureux dans le milieu des travailleurs du nucléaire. Encore imparfait, mais souvent...
Vendredi 7 juin 2013 Premier long-métrage d’Antonin Peretjatko, cette comédie qui tente de réunir l’esthétique des nanars et le souvenir nostalgique de la Nouvelle Vague sonne comme une impasse pour un cinéma d’auteur français gangrené par l’entre soi. Qui mérite, du...
Samedi 18 mai 2013 Pour son premier film tourné hors d’Iran, Asghar Farhadi prouve à nouveau qu’il est un des cinéastes importants apparus durant la dernière décennie. Mais ce drame du non-dit et du malentendu souffre de la virtuosité de son auteur, un peu trop sûr de...
Mercredi 26 décembre 2012 Le Top 2012 de la rédaction et de nos lecteurs consacre deux films français, ce qui n’est pas forcément à l’image d’une année cinéma où le bon cinéma est venu de partout : des indépendants américains, du cinéma d’animation ou des cinéastes hors la...
Mercredi 7 novembre 2012 De Rachid Djaïdani (Fr, 1h15) avec Slimane Dazi, Stéphane Soo-Mongo…
Vendredi 13 juillet 2012 Avec "À perdre la raison", Joachim Lafosse risque de trouver une reconnaissance publique que son film précédent, le pourtant excellent "Élève libre", ne laissait pas deviner. Il s’explique ici sur ce désir de devenir un cinéaste populaire sans pour...
Vendredi 13 juillet 2012 Pour ce film plus ouvert mais tout aussi dérangeant que ses précédents, Joachim Lafosse s’empare d’un fait-divers et le transforme en tragédie contemporaine interrogeant les relents de patriarcat et de colonialisme de nos sociétés. Fort et...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X