Hugo Cabret

Sous couvert d’un conte familial aux accents dickensiens, Martin Scorsese signe une œuvre ambitieuse et intemporelle, où il s’empare de la 3D pour redonner vie au cinéma des origines et à un de ses maîtres, Georges Méliès. Christophe Chabert

Dans la première partie d’Hugo Cabret, le jeune orphelin Hugo délaisse un temps les horloges de la Gare Montparnasse pour emmener sa nouvelle amie Isabelle au cinéma. Elle n’y est jamais allée, son père — qu’elle appelle Papa Georges — vouant une haine inexplicable envers ses images en mouvement. Dans cette salle obscure où les deux gamins sont rentrés clandestinement, on diffuse Monte là-dessus, avec Harold Lloyd suspendu dans le vide se retenant aux aiguilles d’une immense pendule. Ce parallèle entre les activités d’Hugo et la fiction qu’il regarde n’est pas ce qui intéresse la mise en scène de Martin Scorsese. En effet, le cinéaste ne cherche pas la rime mais le contraste. Car si l’image du film dans le film reste obstinément dans sa 2D originelle, celle des deux enfants face à lui est en 3D, et les rayons lumineux du projecteur découpent à la perfection leurs silhouettes avant de se jeter hors de l’écran vers le spectateur, à son tour émerveillé. En quelques plans, Scorsese trace un pont fulgurant entre l’image cinématographique des débuts du XXe siècle, muette, en noir et blanc, plate mais véhiculant l’émotion naïve des films pionniers, et celle, colorée, musicale, vivante d’une technologie arrivée à son âge de raison et désormais capable de produire le même genre de sidération.

Apprentissage cinéphile

C’est tout l’enjeu secret de ce film extraordinaire qu’est Hugo Cabret, mais il nous y conduit à travers un grand récit à la Dickens, mené avec une fluidité remarquable par un Scorsese aussi à l’aise avec les codes du cinéma tout public qu’avec la violence rock’n’roll des Infiltrés. Hugo n’a gardé de son père, mort dans un incendie, qu’un automate cassé qu’il s’évertue à réparer, espérant que le défunt lui enverra un dernier "message" à travers cette machine dont la particularité est de savoir écrire. Film d’apprentissage, Hugo Cabret est aussi une évocation de la France dans l’entre-deux guerres, avec ce qu’il faut de pittoresque parisien, ici finement dosé. Belle idée, par exemple, que ce chef de gare à la jambe mécanique incarné par Sacha Baron Cohen, qui offre à Scorsese quelques morceaux de bravoure comique, mais aussi une plus surprenante scène de romance pleine de pudeur et d’esprit. Ces séquences donnent à Hugo Cabret son côté intemporel et l’inscrivent dans une histoire du cinéma comme un futur classique, qui semble se moquer des modes même s’il le fait avec les outils technologiques les plus contemporains. Depuis Edward aux mains d’argent de Tim Burton, peu d’œuvres ont su à ce point mêler le réalisme et la fantaisie, le plaisir enfantin du rêve éveillé et le regard adulte sur un monde où la misère, la cruauté et les drames peuvent frapper à tout moment. Si l’histoire qu’il nous raconte procure une réelle griserie, l’objectif final du cinéaste reste bien sûr l’hommage respectueux et déférent qu’il finit par rendre au cinéma muet et à un de ses plus grands artisans, Georges Méliès.

Jeunesse de Méliès

Les images de ce cinéma primitif reviennent dans deux autres séquences du film. Pour élucider le mystère de l’automate, Hugo et Isabelle vont consulter l’encyclopédie rédigée par le cinéphile René Tabard (la référence à Truffaut n’échappera à personne !). En tournant les pages du livre, les films se mettent à vivre sous nos yeux : le train arrive en gare de la Ciotat, mais au lieu de «foncer» sur les spectateurs, ce sont les spectateurs qui se ruent sur nous. Les deux régimes d’images (2D et 3D) cohabitent alors dans un spectacle qui recrée l’illusion des premiers temps. Mais Scorsese n’a pas encore, à l’instar de ses héros, franchit le pas qui va les réunir. Pour cela, il faut littéralement passer de l’autre côté de l’écran et retrouver l’inspiration du magicien Méliès au moment où il tournait ses films. Le voyage de Scorsese à travers le cinéma de Méliès consiste alors à filmer, en 3D, le making of imaginaire du Voyage dans la Lune, en redonnant une matière et une profondeur aux trucages élémentaires et innovants du cinéaste français. Non pas l’imiter (en cela, Hugo Cabret est l’anti-The Artist, où la forme écrasait toute tentative de récit), mais chercher, comme Hugo en quête d’une nouvelle figure paternelle, ce qui dans le cinéma d’aujourd’hui rappelle le geste fondateur de Méliès. C’est aussi ce qui entraîne, depuis toujours, le cinéma de Scorsese : non pas un goût pour la modernité, mais un désir d’utiliser cette modernité pour garder vivante et intacte l’émotion que lui a procurée le cinéma classique. Si Hugo Cabret est un manifeste pour la préservation des films anciens, c’est aussi, ici et maintenant, un film qui célèbre la jeunesse d’un art dont il aborde les mutations avec appétit, sérénité et enthousiasme.

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