Stéphane Brizé : « Mes personnages vivent une expérience très profonde de désillusion »

Un autre monde / Troisième (et ultime ?) volet d’une série de films abordant successivement le prolétariat, le syndicalisme et l’encadrement dans le monde du travail,  Un autre monde marque les retrouvailles entre Vincent Lindon et Stéphane Brizé. Une bonne occasion d’évoquer le travail du cinéaste autour de cette trilogie.

Un autre monde s’achève sur un éloge de l’incertitude avec Les Gens qui doutent d’Anne Sylvestre. Vous-même, aviez-vous un doute ou une certitude, en commençant La Loi du marché, de vous lancer dans trois films sur le monde du travail ?

Stéphane Brizé : Pas au départ. En fait, chaque film a généré des rencontres, des questionnement, des réflexions et donc le film le suivant. Aujourd’hui, je ne sais pas si un réalisateur penserait trilogie ou série — notamment sur En guerre et Un autre monde, qui sont des contrechamps l’un de l’autre. Si j’avais su que j’allais faire Un autre monde après En guerre, je pense que j’aurais réfléchi “série“, pour montrer toute la complexité des points de vue. Dans mon cas, il y a des portes qui se sont ouvertes au fur et à mesure. Pour La Loi du marché, c’était Xavier Mathieu. Je le connaissais comme on le connaît tous : j’avais vu un documentaire racontant l’histoire des Contis, j’ai beaucoup discuté avec lui et puis j’ai fabriqué En guerre en travaillant avec des acteurs non professionnels et des cadres. Leur parole, leur difficulté à gérer des injonctions est arrivée pendant ces longues discussions. Je me suis demandé si tous ces cadres étaient à l’aise avec ces injonctions qu’il portent. D’autant que le monde des cadres dirigeants d’entreprise, c’est un angle mort de la représentation : ils sont souvent uniquement présentés comme le méchant bras armé du système.

Au moment de En guerre je m’étais demandé si le cadre auquel s’opposait le personnage que jouait Vincent Lindon partageait les décisions qu’il assénait de manière péremptoire. Et ce qu’il se passait quand il rentrait chez lui, si à tout hasard, il n’était pas complètement d’accord… Eh bien ça a fait un film : Un autre monde. Tant qu’on reste dans une opposition de classe où les plus fragiles d’entre nous sont quand même bien cabossés par des décisions dures portées par des cadres, on ne réinterroge pas le système à l’intérieur duquel cohabitent finalement toutes ces personnes. Avec le film, on prend un peu de hauteur.

Un autre monde est encore, d’une certaine manière, un film de guerre. Le personnage de Vincent Lindon (qui refuse d’être un « petit soldat ») est d’ailleurs filmé à plusieurs reprises comme un combattant qui enfile son uniforme — chemise, cravate, costume — pour aller au front, c’est-à-dire à la table de négociations. Dans cette guerre, l’arme suprême est le langage…

En tout cas, le langage d’entreprise. Dans son livre Souffrance en France, Christophe Dejours explique très clairement la nécessité de l’utilisation de ce langage très viril qui convoque même l’idée du courage — c’est vraiment la question centrale du film. Le film est construit autour des réponses qu’on peut donner à ces définitions du courage : est-ce, comme le dit le patron américain, « faire des choses qu’on n’a pas envie de faire, mais qu’on doit faire » — sous-entendu, en répondant à la loi du marché. Ou bien, est-ce celle du personnage de Sandrine Kiberlain qui, dès la première séquence prend la décision qui ne l’arrange pas de terminer une union avec un homme qu’elle ne déteste pas — sauf que leur projet de couple ne fait plus sens. Quitter un endroit à l’intérieur duquel on souffre trop et qui ne fait plus sens, c’est une définition du courage que je trouve belle, puissante. Parce qu’elle se met en danger.

Ce discours belliqueux, souvent très macho, de l’entreprise, on le met aussi dans la bouche des femmes à qui on demande de devenir des mecs, d’avoir “des couilles”… Ces langages très virilistes irriguent constamment les échanges dans l’entreprise, surtout dans les moments de tension. C’est également un discours très culpabilisant à l’endroit des cadres puisque si vous avez une difficulté ou une impossibilité à faire quelque chose, c’est de votre faute. Or, généralement les cadres, comme les ouvriers, comme beaucoup d’entre nous, sont plutôt de bonne composition : ils ont envie de bien faire leur travail. Les gens pensent souvent que le problème vient d’eux ; ils ne s’autorisent pas à réinterroger. l’ordre qui est donné. En même temps, un cadre, il sait très bien qu’il n’a pas l’espace pour cela : dès l’instant qu’il le fait, il a déjà la moitié du pied au-dehors de l’entreprise. C’est tétanisant comme situation ; donc il vaut mieux potentiellement, pour tenir un certain temps, fabriquer du déni, ou essayer de faire sans, en essayant de résoudre le problème. Et c’est là que l’épuisement peut arriver.

La construction du personnage de Philippe, joué par Vincent Lindon, a-t-elle été différente de celle des deux précédents ?

Je suis convaincu que dans La Loi du marché, En guerre, Un autre monde — et je vais rajouter Une vie, qui sont mes quatre derniers films — ces quatre personnages vivent une expérience que les autres personnages des autres films ne le font pas : une expérience très profonde de désillusion. Ils traversent une expérience qui les désillusionne sur la nature humaine. Ils commencent le film avec une idée de l’Homme, et le terminent avec une idée déçue ; c’est le cas pour La Loi du marché, En guerre, Un autre monde. Je le sais d’autant mieux que je pense avoir fait exactement la même expérience de désillusion pendant ces sept années où j’ai fabriqué ces films, en brassant cette matière, en démontant le moteur, en passant derrière le miroir — sans être un ravi de la crèche, avant tout ça, hein ! Mais avec une grande compréhension des mécanismes à l’œuvre, du système — et donc des hommes qui composent ce système — de faire une expérience assez douloureuse de vérité des mécanismes de notre monde qui me rend un peu plus triste qu’avant, mais certainement plus clairvoyant. C’est douloureux, mais c’est bien aussi : ça permet de regarder les choses sans être dans le dindon de la farce.

De la désillusion, mais il y a aussi une forme de libération pour ces personnages — En guerre étant évidemment à part…

C’est vrai que le personnage de Laurent dans En guerre quitte la piste. Alors, il y a une idée philosophique à laquelle je crois profondément. C’est que l’Homme peut être plus grand que la contrainte qu’il subit. Et en même temps, j'entends absolument quand une personne me dit qu’elle ne peut pas partir, pour telle ou telle contrainte. Je n’ai pas l’indécence de lui répondre : « mais non, tu es un homme ou une femme libre ! » Porté par ça, je peux donner la possibilité à mes personnages de vivre cette expérience. Il y a un effet catharsis pour le spectateur, ça fait du bien, ça rend aussi le film audible.

Mais le point départ est toujours le même : je circonscris un endroit que j’ai envie de regarder. Ensuite, je m’arrange pour rencontrer des hommes et des femmes qui ont vécu ces expériences-là. Et c’est avec tous ces témoignages (qui sont nombreux) que je fabrique la fiction. Mais ces témoignages-là ne sont pas là pour valider une idée préconçue. Tout ce qu’on me raconte est bien supérieur à mon imaginaire. J’ai même une frustration sur ces trois films très réalistes — et celui-là en particulier — je suis systématiquement obligé de baisser le curseur, de réduire la voilure, pour que le réel ait l’air vrai en fiction. On m’a raconté des histoires beaucoup plus violentes, délirantes, indécentes ou vertigineuses.

La part personnelle des protagonistes est ici plus marquée…

Dans toutes les histoires qu’on me racontait, immanquablement, les vies personnelles avait été impactées. Dans 90% des cas, il y a eu des divorces — au moins un. Il y a beaucoup de casse de vie, même physique : j’ai vu des gens, par exemple, qui ont vachement grossi, qui se sont laissés aller. Parce que tout ça ne fait plus sens, ils se dégoûtent eux-mêmes. Donc ils tiennent, parce qu’il faut qu’ils supportent des situations difficiles. Évidemment, ça ne se fait pas du jour au lendemain ; c’est sur des années qu’on ramène tout doucement les problèmes. Comme le vieillissement, qui arrive tous les jours. Les gens pensent qu’ils vont résoudre le problème, ils se sacrifient personnellement et passent à ça de la mort, par épuisement physique. C’est très impressionnant !

Je ne vous cache pas que j’aime En guerre comme il est, c’est film de guerre, de combat, etc. On est tout le temps avec le personnage de Vincent Lindon, Il y a peu de perso avec sa fille. J’ai dû couper un peu de perso qu’il avait avec son ex femme, j’étais obligé de le faire, mais j’ai un petit manque. Si au moment où le film sortait, je pouvais avoir des arguments pour dire que non, je le dis aujourd’hui, en toute franchise.

Quelles différences avez-vous opérées en termes de mise en scène ?

Il y a ici plus d’axes de caméra, notamment dans les scènes de réunion, dans l’idée de créer un enfermement pour le personnage que joue Vincent Lindon. C’est-à-dire partout où il peut tourner la tête, il est pris en tenaille, il n’a pas d’échappatoire, il y a des snipers partout. Multiplier les axes sur lui, c’est essayer de traduire cette idée d’enfermement. Après, il y a quand même une notion dans ce film très différente des deux films précédents qui empruntaient leur dialectique au dispositif du documentaire. Ça a des avantages, des inconvénients ; il y a quelque chose qui nous donne le sentiment d’être sur le terrain de guerre. Pour celui-ci, j’avais la nécessité de mettre en scène cet intime du couple. Et je repensais donc à l’envers, à Kieslowski (qui a fait des documentaires dans la première partie de sa carrière) et qui disait : « je suis passé à la fiction pour pouvoir rentrer dans la chambre à coucher » L’espèce de deal que je mets sur la table au début du tournage de La Loi du marché ou de En guerre, c’est : « qu’est ce que je peux tourner que le personnage accepterait que je tourne si c'était un personnage de la vie ? » Dans ces deux films, il n’y a rien qui ne soit pas possible dans le troc avec le personnage. Dans Un autre monde, il fallait que je puisse à un moment mettre la caméra à l’arrière d’une voiture. Or personne n’autoriserait à filmer ce moment-là avec une caméra de documentaire. Donc il fallait que j’introduise une notion de fiction, dans des champs, des contrechamps plus classiques dans un dispositif qui renvoie dans l’inconscient collectif une idée fictionnelle plus grande.

Comment vos films sont-ils reçus à l’étranger ?

Des films comme les miens n’existent pas du tout au États-Unis ; les seuls références qu’ils ont c’est Norma Rae dans les années 1980 ou Le Sel de la terre en 1953. Quand j’ai présenté En guerre à Los Angeles, je me doutais bien que ce serait particulier. J’avais une première alerte avec le mon traducteur au moment des sous-titres : c’était un anglophone, et il m’avait dit « je ne sais pas comment les Américains vont prendre le film parce que honnêtement, des salariés dans un pays anglo-saxons qui refusent un chèque de 30 000€ pour quitter l’entreprise, ça n'existe pas. » Et effectivement à Los Angeles, j’ai compris organiquement par les discussions que c’était à peu près comme si nous on nous montrait à nous un film du système chinois. C’est une autre planète, un autre fonctionnement : ils ont totalement intégré l’idée que l’entreprise ne leur donne rien. C’est un troc : l’entreprise leur donne du travail pendant un certain temps ; à eux d’être les plus performants. Si à un moment l’entreprise veut aller faire du business ailleurs, terminé. C’est le rêve absolu pour les entrepreneurs : ils ne doivent rien aux salariés. J’avais dans la salle quelques syndicalistes en chemise à carreaux un peu épaisse — des gens assez brillants intellectuellement, hein — mais je comprenais par les échanges qu’on avait que mon film ne voulait strictement rien dire là-bas.


Stéphane Brizé, repères

1966 : Naissance à Rennes le 18 octobre. Son père travaille aux PTT, sa mère est mère au foyer.

1993 : Après des études d’électronique, il s’oriente vers la technique et réalise son premier court métrage Bleu dommage.

1999 : Le Bleu des villes, premier long métrage, avec Florence Vignon et Mathilde Seigner

2009 : Mademoiselle Chambon, première collaboration avec Vincent Lindon et première nomination aux César et premier César (meilleure adaptation en 2010)

2015 : La Loi du marché, première sélection en compétition officielle à Cannes

2016 : Une vie, premier Prix Louis-Delluc

2022 : Un autre monde sort sur les écrans.

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