De la croissance et du bonheur

Laurie Bréban, maître de conférences en sciences économiques à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de "l'économie du bonheur" est invitée aux côtés d'Axelle Bonhomme, psychologue à Sorbiers, pour un café science & philo assez inédit autour du lien entre "Bonheur & Science". L'occasion de voir en quoi consiste exactement l'économie du bonheur.


Est-ce que vous pourriez nous rappeler votre parcours universitaire et de recherche qui vous a mené à vous intéresser à "l'économie du bonheur" ?
Pour être plus précise, je suis économiste spécialisée de l'histoire des pensées économiques. J'ai fait des études d'économie assez "standards". Arrivée à ma quatrième année d'études, je trouvais que l'économie, telle que l'on nous l'enseignait, était une discipline un peu froide... Il manquait une dimension humaine qui m'avait poussée à m'intéresser à l'économie au lycée. Mais j'ai eu la chance d'assister à un cours à l'université Paris I, qui portait sur l'histoire de la pensée économique et notamment sur Adam Smith. Ce dernier est considéré aujourd'hui comme celui qui a fondé l'économie, alors qu'il était avant tout un philosophe. Je me suis aperçue que l'économie était une discipline où les actions humaines jouent un rôle prépondérant via les échanges mais également les interactions sociales, morales, etc. J'ai donc décidé de faire une thèse en histoire de la pensée économique et plus particulièrement sur Adam Smith. Ce qui m'intéressait au départ, ce n'était pas le bonheur en particulier, mais un ouvrage où Adam Smith décrit les actions et les conséquences de nombreux "agents économiques", de tous types. Pour comprendre ces paramètres, il faut s'intéresser à la philosophie morale de ce dernier,  puisque les délibérations qui conduisent à des décisions économiques sont du même type que celles qui conduisent à des décisions morales. Le lien avec le bonheur est assez simple à trouver. C'est finalement l'intuition que l'on a en tant qu'économiste aujourd'hui : prend-on les décisions pour être plus heureux ? C'est dans ce contexte-là que je me suis intéressée au bonheur chez Adam Smith, qui avait une approche du bonheur assez originale puisque la richesse n'est pas synonyme de bonheur pour lui.

Il y a le paradoxe d'Easterlin et ce postulat d'Adam Smith qui se regroupent là-dessus...
Avec le paradoxe d'Easterlin, mis en évidence par Richard Easterlin dans les années 70, on interroge la relation entre richesse et bonheur. Alors que depuis la fin du 18e, il était acquis pour les économistes que la richesse faisait le bonheur... C'est là où cela devient intéressant. À partir de cette époque l'approche "marginaliste", en caricaturant, assimile le bonheur d'un individu à l'utilité qu'il retire en consommant un bien ou un "panier de biens" qu'il peut se procurer avec son revenu, qui est une contrainte pour lui. La conséquence de cela est évidemment, plus mon revenu est élevé, plus ma satisfaction va être élevée elle aussi.

Pouvez-vous nous rappeler la teneur de ce paradoxe d'Easterlin ?
Oui, bien sûr. Dans un pays, à un instant donné, on observe que les individus les plus riches se déclarent plus heureux que les individus les plus pauvres. En revanche, si on regarde l'évolution dans le temps, on s'aperçoit qu'une augmentation du PIB par tête ne se traduit pas par une augmentation du bonheur par tête. Cela veut dire que la croissance n'a pas d'influence sur le bonheur. C'est un paradoxe car cela vient contredire ce qui était admis en économie jusque-là et que l'on n'observe pas le même résultat à court terme et à long terme. 

Dans le milieu de la recherche en économie, est-ce que ce paradoxe est admis aujourd'hui ?
Le "modèle marginaliste" est encore un modèle très dominant actuellement en économie. Les résultats du paradoxe d'Easterlin n'ont pas encore été totalement intégrés dans la théorie économique. Il suscite des débats. De ce que j'ai pu voir, il y a des enquêtes contredisant le résultat concernant la non-relation à long terme entre le PIB par tête et le bonheur moyen déclaré. 

Y-a-t-il de nombreux économistes s'intéressant à l'économie du bonheur ?
Je n'ai pas les chiffres en tête. Mais ce qui est sûr c'est que cela reste une discipline marginale qui n'est pas complètement reconnue à mon avis. Il existent des discussions, notamment via les économistes hétérodoxes et atterrés, prenant position contre l'austérité et le modèle marginaliste. Mais parallèlement, de nombreux économistes hétérodoxes critiquent l'économie du bonheur considérant que cette théorie ne remet pas en question la théorie standard mais la renforce au contraire. Il y a un positionnement un peu particulier vis-à-vis de l'économie du bonheur.

Café Sciences & Philo "Bonheur & Science", mardi 28 novembre à 19h au Café Les Jardins


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