Ils et elles ne veulent pas mourir sur scène (ou en coulisses)

A quelques jours d'un appel à la grève générale, Le Petit Bulletin a cherché à savoir ce qu'un report de l'âge légal de départ en retraite pourrait impliquer pour les professionnels de la culture.  


Du spectacle, du rêve, voire, des paillettes. Des métiers-passion. Des professions-lumière. Un devant de la scène occupé par quelques stars. Et pourtant dans l'ombre, une réalité souvent bien moins clinquante, plus dure, plus précaire qu'on ne pourrait le croire.

Rythme de travail déséquilibré, cadences effrénées, amplitudes horaires longues et décalées ; travail parfois physique soumettant le corps à des efforts éprouvants ; carrières discontinues ; précarité de l'emploi et des revenus : pour proposer du spectacle au public – quel que soit le spectacle -, les professionnels de l'art et de la culture font continuellement l'expérience d'immenses sacrifices qui impactent leur quotidien, leurs liens familiaux, leur niveau de vie et, in fine, leur santé. Si bien que, lorsque l'on évoque avec eux le report de l'âge légal de départ à la retraite, beaucoup ne cachent pas leur colère, voire, leur désespoir.

Carrières incertaines

« Je ne me projette pas vraiment. Par contre, je sais que je ne pourrai pas prendre ma retraite à 64 ans, parce qu'à cet âge-là, je serai très très loin de pouvoir partir à taux plein ». À 38 ans, Maïanne Barthès est comédienne et metteuse en scène, et fait partie des 100 000* Français salariés intermittents du spectacle à avoir droit à une indemnisation de l'assurance chômage sur l'année en cours. Comprendre, en langage courant, à avoir « leur statut ».  

« Aujourd'hui, j'y ai droit, mais je n'ai aucune visibilité sur l'avenir. Je suis professionnelle depuis 2009, date à laquelle je suis sortie diplômée de l'École de la Comédie de Saint-Étienne. Mais depuis, j'ai déjà perdu le statut une fois, et vu le contexte… Tout est incertain ». 


Incertain, le futur l'est encore plus pour la toute jeune génération, qui embrasse une carrière artistique la trouille au ventre, les poches vides et trop souvent, en s'empêchant de rêver. La vingtaine à peine, Robin, Valentin ou Max ne pensent pas à leur future retraite. Persuadés qu'ils n'en auront pas, et tandis qu'ils charbonnent pour tenter de vivre de leur passion, ils sont néanmoins mobilisés aujourd'hui contre cette réforme, qui selon eux constitue « un recul », « une aberration », pour les professionnels de la culture, comme pour toutes celles et ceux qui exercent ou sont amenés à exercer des jobs dits « difficiles ».

« Si on se met à penser à notre propre retraite, il y a de fortes chances que cela freine notre envie d'entreprendre, de créer, de faire des choses. On a une vision à très court terme, comme la plupart des jeunes, à fortiori ceux qui s'engagent dans des carrières artistiques où les places sont rares et chères ».

Pensions minimales

Plus que l'expression d'un point de vue, ces témoignages sont par ailleurs l'exact reflet de ce que les chiffres ont à enseigner de la réalité socioéconomique des actuels retraités de l'intermittence. Selon des données émanant directement du ministère de la Culture et publiées en 2017, le montant moyen des pensions de retraites des intermittents du spectacle a diminué de 8% en 10 ans, contrairement à l'ensemble de la population. Une baisse qui s'explique par la dévaluation du salaire annuel de référence servant de base au calcul de son montant, et qui affecte plus fréquemment les femmes et les artistes.

Enfin, compte tenu de la non prise en compte du montant des allocations de complément de revenus dans le calcul des pensions -seulement dans le calcul des trimestres – nombre d'anciens intermittents du spectacle vivent aujourd'hui de l'ASPA (allocation de solidarité aux personnes âgées, ex-minimum vieillesse, 961€ bruts par mois). « Des carrières complètes à taux plein ? C'est très rare, dans les métiers du spectacle », approuve Ouria Dahmani, cheffe costumière permanente à la Comédie de Saint-Étienne, également déléguée syndicale auprès de la CGT spectacle.  

Quelle employabilité ?

« Des vies difficiles, des métiers durs, des pensions faibles, et maintenant, deux ans de plus à travailler ? Ça n'a aucun sens, car cela veut dire que, pour pouvoir partir avec une retraite décente, beaucoup vont devoir travailler jusqu'à 67 ans. Or, dans nos métiers, la plupart des gens n'en seront tout simplement pas capables ». Engagés auprès des intermittents du spectacle et des intermittents de l'emploi dans le domaine culturel, Fred et Bastor, du CIP-42**, accompagnent les travailleurs dans la défense de leurs droits, et portent ainsi un regard avisé sur les réalités de tout un secteur… qui aujourd'hui, ne collent pas vraiment avec l'image du travail tel qu'il est présenté à travers le débat sur la réforme des retraites. 

La carrière-type d'un professionnel du spectacle est généralement plus courte que pour d'autres professions. Avec les années, les techniciens du son s'abîment les oreilles, les machinistes s'abîment le corps, la virtuosité de certains artistes s'amenuise… Beaucoup sont victimes d'âgisme, et peinent donc davantage à trouver des contrats, surtout les femmes d'ailleurs. La vérité, c'est que plein de salariés quittent l'intermittence avant 60 ans. »

Reconversion

Quitter l'intermittence… Oui mais pour faire quoi ? Comme Nicolas, aujourd'hui directeur technique et responsable de la production audiovisuelle au Fil de Saint-Étienne, certains parviennent à être cédéisés auprès d'une structure unique… Ce qui, à l'inverse, n'est pas gage d'un départ en retraite moins tardif. Lui, tout comme Véronique, en charge d'une partie du catering, de la compta et du développement durable au sein de la structure dédiée aux musiques actuelles, ont aujourd'hui la petite soixantaine.

L'un et l'autre pourraient ainsi partir prochainement en retraite, mais l'un et l'autre envisagent de continuer à travailler encore un peu « parce qu'[ils] se sentent en forme », « parce que [leur] employeur est à leur écoute au sujet des missions qui leur sont confiées », « parce que Le Fil pourrait donner son accord à la mise en place d'une retraite progressive », et surtout « pour compléter leur pension ». Au Pax, Étienne, ancien intermittent en retraite depuis l'an dernier, a quant à lui opté pour un nouveau CDI, pour compléter, alors qu'il travaille depuis ses 17 ans, et qu'il en a 63 aujourd'hui. « Ma chance, c'est d'avoir pu basculer sur des missions moins physiques. A un moment, il faut que le corps se repose, je n'aurais pas pu continuer à faire de la régie spectacles, par exemple ».

D'autres, malheureusement, n'ont pas la chance d'opérer la bascule vers d'autres métiers, fonctions, ou contrats moins précaires... et donc, se retrouvent sans emploi durant plusieurs années, avant de bénéficier de leur retraite. Pire : usés par le rythme, la rudesse, l'environnement des métiers de la culture, certains -trop nombreux – décèdent avant d'avoir atteint 62 ans.

« Dans tous les cas, notre espérance de vie n'est pas négociable. Dire qu'il faut travailler plus longtemps car on vit plus vieux est un faux débat. La vie, ce n'est pas que le travail. C'est aussi la possibilité d'en jouir. Aujourd'hui, plutôt que de s'interroger sur la retraite, on devrait plutôt s'interroger sur l'emploi », conclut Ouria. Reste à savoir si la rue réussira à réorienter les discussions... Et si le gouvernement se montrera disposé à l'écouter.

*chiffres 2019 pré-covid

** CIP-42 : Collectif des intermittents et précaires de la Loire

 

 

 

 

 


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