Altman, dernière séance

Mercredi 13 décembre 2006

Hommage / Robert Altman est décédé le 20 novembre à l'âge de 81 ans, deux semaines avant la sortie française de son dernier film, The Last show. Retour sur la carrière d'un cinéaste américain fondamental, qui aura renouvelé en profondeur les codes narratifs et représentatifs.Christophe Chabert

Pour beaucoup de cinéphiles de notre génération, la découverte de l'œuvre de Robert Altman s'est faite à rebours. En lisant les critiques enthousiastes lors de la présentation cannoise de The Player (en 1991), on y trouvait des «Altman revient...», sentence redoublée avec son chef-d'œuvre suivant, Short cuts, lion d'or à Venise. Mais il revient d'où ? Pour les courageux qui avaient suivi sa filmo dans les années 80, Altman apparaissait comme un réalisateur fatigué ; à l'inverse des Scorsese, Coppola, Cimino ou Friedkin, il n'y avait guère de traces d'un âge d'or d'Altman dans les années 70, sinon la Palme d'or cannoise décernée à M.A.S.H. Entre les deux, tout au plus entendait-on parler de Nashville comme de son premier grand film-choral, genre qui aujourd'hui fait la fortune des réalisateurs indépendants (de Paul Thomas Anderson à l'affreux Iñarritu...).La mythologie passée au kärcherC'est le DVD qui permit de découvrir cet endroit mythique d'où revenait le cinéaste Altman, là où il a accompli une révolution durable dans l'histoire du cinéma américain. Après M.A.S.H., il tourne en 1971 un western, John McCabe, avec Warren Beatty et Julie Christie, qui est le premier d'une série de films majeurs. Esthétiquement, Altman généralise les principes déjà appliqués dans M.A.S.H. : scope, absence de gros plans au profit d'une composition du cadre où les personnages semblent perdus dans le plan large et la profondeur de champ, priorité aux plans-séquences et utilisation déroutante du zoom pour écrire l'histoire dans cette matière aux contours brouillés. Cette grammaire complètement opposée à la grammaire classique (qui éliminait tout ce qui n'était pas «utile») colle parfaitement à la démarche du cinéaste sur le fond. Plutôt que de raconter la légende de l'ouest avec tous ses clichés (le désert, les cow-boys courageux et propres sur eux, les indiens agressifs), il plonge un anti-héros limite débile dans une intrigue aux enjeux dérisoires (grosso modo, ouvrir un bordel), située dans une ville qui est plutôt un agglomérat de baraques branlantes et enneigées. Altman décape au kärcher la mythologie du western, mais son objectif n'est pas seulement de détruire : ce réalisme absolu rêve de réinventer un cinéma juste, avec des personnages conformes à notre époque mais qui accompliraient les mêmes actions que les héros d'antan. Le film suivant, Le Privé, fait exactement la même chose avec le film noir en adaptant The long goodbye, classique littéraire de Raymond Chandler. Philip Marlowe regarde des hippies faire la fête en face de chez lui, descend au supermarché acheter une boîte pour son chat, picole du mauvais whisky, et a la gueule d'Eliott Gould, acteur génial mais très loin d'Humphrey Bogart. L'intrigue du roman débarque à l'improviste dans l'appart de Marlowe, et le privé s'y plie de mauvaise grâce, avec nonchalance... Mais il ira jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la spectaculaire tuerie finale. Mélancolique, drôle, distancié, Le Privé est pourtant un très grand film noir, car Altman accomplit ce miracle : la métamorphose des codes classiques en préceptes modernes, par la foi absolue dans les pouvoirs de la mise en scène.Films choralesIl continuera ce travail révolutionnaire pendant dix ans, l'appliquant au film criminel (Nous sommes tous des voleurs, remake des Amants de la nuit de Nicholas Ray), au western à nouveau (Buffalo Bill et les Indiens, réflexion très risquée sur le spectacle, la légende et la réalité, qui répond ouvertement au Liberty Valance de John Ford), au mélodrame (l'expérimental 3 femmes) et au cinéma de SF (Quintet, un échec artistique, où la méthode Altman se heurte au fait que les années 70 ont depuis longtemps «altmanisé» le cinéma d'anticipation, via des œuvres importantes comme La Planète des singes ou Soleil Vert). Mais c'est la fameuse innovation du film choral qui va ouvrir les portes de la postérité au cinéaste. Nashville, donc. Somme et matrice dans laquelle il ira puiser par la suite, sans vraiment en retrouver l'ambition. Où la ville est comme un cortex reflétant les angoisses d'une Amérique déboussolée par le Vietnam et la modernité : un camion circule avec un mégaphone sur le toit, propageant les slogans politiques d'un candidat au Sénat ; un grand concert doit clore la campagne de ce politicien invisible, dans lequel se produiront vieilles gloires conservatrices de la country et jeunes hippies folk dans le vent. Il y a aussi un spectaculaire accident de voiture, une histoire d'adultère sordide, une aspirante chanteuse sans talent ridiculisée devant des businessmen avinés, une groupie délurée et une arme à feu, grain de sable qui viendra faire dérailler ce monde persuadé qu'il tourne encore rond («It don't worry me», ça ne m'inquiète pas, chante-t-on en chœur après l'attentat). Le génie d'Altman, c'est de ne pas mettre d'ordre dans ce chaos : en plus des partis-pris filmiques déjà évoqués, il y ajoute une bande-son sans perspective, à plat, face à laquelle le spectateur éprouve progressivement un vertige étrange. À lui de trouver ses marques, de comprendre ce qui importe et ce qui n'est que détail... Avec Nashville, naît aussi un malentendu concernant le cinéaste : il regarderait ses personnages avec hauteur et cynisme. Pourtant, quand il reviendra aux affaires dans les années 90, il montrera avec Short Cuts, Kansas City, Cookie's fortune et The Last Show, qu'il n'a pas renoncé à interroger les mœurs et institutions de ses congénères, mais avec une vraie empathie pour ces êtres pris dans les rets d'un système qui n'a qu'une obsession : les renvoyer à leur solitude. Le film choral est alors plutôt un film chorale : tout le monde chante la même partition, mais en canon, avec des fausses notes et des accords discordants. C'est là toute la beauté de ces chansons magnifiques écrites par Robert Altman...