Une affaire privée

Mercredi 23 novembre 2005

"Le Petit lieutenant" de Xavier Beauvois et "Backstage" d'Emmanuelle Bercot confrontent, chacun à leur manière (réussie) leurs fictions à celles de la télévision, polars de prime time chez l'un et fictions du réel chez l'autre.Christophe Chabert

La première séquence de Backstage n'est pas ce qu'il y a de mieux dans le film. Une adolescente fébrile rentre au pavillon familial où l'attendent une nuée de caméras télé et son idole, Lauren Waks, chanteuse de variétoche sophistiquée. Décalque de l'émission Star à domicile, cette scène est l'occasion pour Emmanuelle Bercot de prendre ses distances avec la mise en scène télévisuelle : plans décadrés, montage en jump cuts sauvages, grain horrible de la pellicule... En sacrifiant ainsi la "réalisation" à une posture théorique et éthique, Bercot prend un risque, celui de l'ingratitude. On a peur que le film tienne cette note-là tout du long mais, heureusement, il prend une toute autre voie. Car Lucie fait capoter l'émission par son émotion encombrante qui la conduit à se barricader dans sa chambre, espace qu'elle refuse d'accorder aux caméras de télé, mais pas à celle de Bercot. Backstage reproduit ensuite cette situation en inversant les rôles : Lucie arrive à pénétrer la luxueuse suite de Lauren à l'Hotel Plazza Athénée, puis s'incruste dans le cercle des intimes (secrétaire, manager, garde du corps), trouvant une fonction dans ce qui n'est qu'une comédie du pouvoir. La chambre est l'enjeu central du film, le monde extérieur étant presque toujours éludé : c'est là que Bercot cherche la vérité nue du show-business, alors que les fictions du réel façon Popstars où Star Ac' n'acceptent jamais cette intrusion dans le très privé (le plan de la porte claquée au nez du caméraman est un classique du genre...). Mais dans Backstage, l'un ne va pas sans l'autre : le spectateur arrive avec cette connaissance préalable offerte par la télé et la complète par un vrai regard d'auteur. Le choix de l'extraordinaire Valéry Zeitoun (juré de Popstars 2) en manager ou même de Samuel Benchétrit en amant torturé participe du dispositif pervers mais payant du film...Métaphysique de la routineChez Xavier Beauvois, le rapport à la télé est encore plus frappant. Le commissariat du Petit lieutenant est peu ou prou celui des Navarro et autres Julie Lescaut ; et l'intrigue, traque de deux criminels russes de Paris à Nice, est encore moins palpitante. Le téléspectateur ne sera pas dépaysé, juste déstabilisé par les tours de force du scénario et par le réalisme maniaque de la mise en scène. Car Beauvois fusionne deux routines (celle de la fiction policière et celle des flics ordinaires) pour en faire sortir une vérité presque métaphysique, quelque chose d'organique et d'impalpable à la fois, où les personnages écrivent leur histoire intime en même temps que l'histoire du film. Soit l'inverse du polar télé français, où travail et vie intime semblent toujours dialoguer artificiellement (une scène chez moi, une scène au boulot...) : ici, les états d'âme relèvent toujours aussi de l'état de service, et vice versa !