Gabrielle
de Patrice Chéreau (Fr, 1h30) avec Isabelle Huppert, Pascal Gréggory...
Lui est un bourgeois parvenu, déjà cynique, déjà fatigué. Il pense, arrivé au milieu de sa vie, être sur les rails qui le conduiront lentement vers la fin. Elle, c'est l'ornement, le trophée qui couronne cette existence réussie d'un couple qui l'expose lors de réceptions aux invités immuables, loin de la plèbe. Nous sommes au début du XXe siècle et Patrice Chéreau, adaptant une nouvelle de Joseph Conrad, va faire imploser cet ordre rongé par un mal qui s'appelle le désir. Il suffit d'une lettre de rupture pour que tout s'écroule. Jean découvre que sa femme Gabrielle est une inconnue et, malgré son déni, qu'il ne l'a jamais aimée ; il la possédait comme il possède le journal qui lui apporte sa gloire. Le film se détraque alors et à l'image de l'incroyable métamorphose de Pascal Gréggory en animal fiévreux et violent, se met à bruisser de sourds sentiments, animé d'une cruauté vertigineuse. Dès ce beau ballet des apparences dans le salon souligné par la voix-off de Gréggory, qui n'affirme sa lucidité que pour mieux dissimuler son ignorance, Chéreau ne cherche l'élégance que pour mieux la salir. Feutré, littéraire jusqu'à frôler une certaine anémie (le film ne tient pas toujours la note des émotions qu'il suscite parfois), Gabrielle est pourtant une œuvre passionnée, romantique plus que romanesque, un romantisme noir qui culmine dans la scène finale, époustouflante. Gabrielle se dénude, demande à son mari de lui faire l'amour, mais il s'effondre sur elle, impuissant devant ce bloc de froideur, seul face à son manque de chair. Ce n'est plus le monde autour de lui qui est vide, c'est lui-même. L'homme est défait, la femme triomphe par sa seule liberté physique. Il y a du Lost Highway là -dedans, tout comme il y a du Temps de l'innocence, du Esther Kahn ou même du Elephant disséminé ça et là ... Mais il y a surtout, et c'est l'essentiel, beaucoup de Chéreau dans ce film brûlant derrière sa façade glaciale.Christophe Chabert