La Moustache

Mercredi 13 juillet 2005

Pour son premier film de fiction, Emmanuel Carrère sonde le vertige de l'amour jusqu'aux abîmes, avec un Vincent Lindon au sommet. Totalement bouleversant.Luc Hernandez

Vous ne le connaissez peut-être pas encore beaucoup, et pourtant Emmanuel Carrère occupe une place singulière dans la littérature comme aujourd'hui dans le cinéma français. Avec son livre La Classe de neige en 1995 (qu'il a lui-même adapté au cinéma pour le beau film de Claude Miller), il était un des premiers à aborder ce tabou central de notre société qu'est devenue la pédophilie. Avec L'Adversaire (le livre, Carrère n'ayant pas participé au film), il se confrontait à un assassin, Jean-Claude Roman. L'an dernier, avec Retour à Kotelnitch, il entrait dans le cinéma par le documentaire, mêlant sa propre quête des origines en Russie à la mort mystérieuse et imprévue d'une femme qu'il avait filmée pour l'occasion. Mystérieux et imprévu, tel est l'itinéraire de ce grand défricheur de l'inconnu, et si Carrère signe aujourd'hui son premier film de fiction avec La Moustache, ce n'est pas pour s'atteler à la simple (encore que...) adaptation d'un de ses romans (Carrère a d'ailleurs modifié toute la fin du récit, beaucoup moins désespérée dans le film), mais pour faire naître des émotions et des ambiguïtés nouvelles autour de la figure du couple, ce que seul le cinéma permet.Vincent Lindon du cielLe point de départ est des plus simples : un beau matin, la moustache, Marc se la coupe, et sa femme comme l'ensemble de son entourage ne s'apercevra de rien. Passant du scénario de la blague organisée au début de folie paranoïaque, Marc voit peu à peu ses certitudes affectives, à commencer par l'amour puissant qu'il porte à sa femme, se transformer en point d'interrogation permanent. Car Carrère cinéaste ne donnera jamais le début d'une explication rationnelle à cette comédie retournée. Ce qui l'intéresse, c'est le malentendu. Il évite soigneusement toute voix-off, toute scène de ménage ou tout dialogue trop répétitif pour procéder par strates d'étrangeté. À travers son personnage d'incompris, le film va traverser les épreuves du doute, à commencer par celui d'aimer. Vincent Lindon est proprement grandiose dans ce mélange de présence physique et d'incompréhension manifeste. D'abord obsessionnel, Marc se cabrant sur le malentendu, il finit dans un exil solitaire de toute beauté à Hong-Kong, retrouvant une forme de virginité, acceptant qu'une part de celle qu'il aime lui échappe. Acceptant que le regard de l'autre ne croise pas toujours l'image que l'on veut donner de soi. Voilà le vrai sujet de La Moustache : l'acceptation de la solitude à l'intérieur du couple, le deuil que nécessite cette part de l'autre qui nous demeure à jamais invisible. Vers le début du film, Marc écrit à sa femme la plus belle déclaration qui soit : "Sans tes yeux, je ne vois rien." Il lui restera à apprendre qu'elle ne voit pas tout. Cette part invisible, c'est ce qu'aura filmé tout du long Emmanuel Carrère, réussissant une entrée impressionnante dans un genre cinématographique qui aura rarement porté aussi bien son nom : la fiction.La Moustached'Emmanuel Carrère (Fr, 1h26) avec Vincent Lindon, Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric...