Poupées crevées

Mercredi 12 octobre 2005

Théâtre / La troupe new-yorkaise Mabou Mines présente au TNP sa version de Nora, maison de poupées, une tragédie d'Ibsen transformée en comédie noire. Un théâtre à la fois contemporain et immédiat, rare bonheur scénique à ne rater sous aucun prétexte.Christophe Chabert

Le plateau, encombré de machinerie technique, se transforme en quelques secondes en scénographie somptueuse faite de rideaux pourpres entourant le spectateur. Quand l'actrice principale (l'épatante Maude Mitchell) arrive sur scène, jouant avec outrance la bourgeoise candide et puérile, et y déplie cette Maison de Poupées qu'elle a achetée pour noël à ses enfants, on comprend vite que la troupe et son metteur en scène, Lee Breuer, ne revisitent librement le texte d'Ibsen que pour mieux le faire entendre. Vérité et artifice, décalage et littéralité : Mabou Mines joue sur tous ces tableaux avec une virtuosité impressionnante. Le texte, d'ailleurs, se prête à ce genre de manipulations. L'époque (fin XIXe) est loin, mais le sujet ô combien actuel : comment le patriarcat place les femmes dans un statut de victimes passives et quel rôle joue l'argent dans cette aliénation-là. "Money" : chaque fois que le mot est prononcé (et Dieu sait qu'il l'est !), c'est toujours de manière appuyée. Les rapports de force sont ainsi avant tout des transactions cachées et des jeux d'écriture entre de mauvaises mains (au centre de la pièce, une fausse signature qui permet un emprunt illicite pour préserver la stabilité du couple).La taille a de l'importanceAussi lourds que soient ses enjeux, la tragédie d'Ibsen est pourtant métamorphosée en farce noire. Car, détail important, dans cette maison de poupées, tous les interprètes masculins sont des nains. Ce sont surtout d'excellents acteurs, même si évidemment leur petite taille participe à l'étrangeté du spectacle. Pas question, avec un tel parti pris, de jouer le texte de manière réaliste : à la façon de TG Stan, il s'agit de faire entrer dans la pièce toutes les distances possibles (comiques surtout) sans jamais nuire à la juste compréhension du propos. Pas question non plus de sombrer dans l'esthétisme gratuit : les images de Mabou Mines ont beau être fulgurantes de beauté, elles ne sont jamais là pour épater le spectateur. Pendant deux heures, on suit ainsi comme un authentique divertissement les sombres interrogations d'Ibsen : Dollhouse ressemble à un polar à suspense où une simple lettre peut faire exploser le fragile équilibre d'un couple rongé par le non-dit et l'absence d'amour. Jusqu'à cette dernière demi-heure simplement extraordinaire où, soudain, le spectacle retrouve l'essence du drame en prenant un virage risqué vers le tragique ; un virage esthétique aussi, ce final se déroulant à la manière d'un opéra miniature. L'émancipation de Nora, découvrant la "monstruosité" de son mari, explose en une séquence déchirante qui donne une ampleur inattendue au projet. Et le spectateur, enthousiaste, de constater que même (surtout ?) au théâtre, l'Amérique a un sacré train d'avance...Mabou Mines DollhouseMise en scène Lee Breuer. 2h30.Au Théâtre National Populaire du 5 au 9 octobre