Révélation(s)
Littérature / Le Prix Rhône-Alpes de la traduction 2010 est une triple révélation : un jeune éditeur exigeant et audacieux (Rouge inside), un auteur culte inconnu en France (Angel Vasquez) et un traducteur littéraire remarquable (Selim Cherief). Yann Nicol

On ne saura sans doute jamais comment ce monument de la littérature a pu rester dans l'ombre du public français aussi longtemps. Saluons la jeune maison d'éditions lyonnaise, Rouge inside, qui, pour son premier livre paru, nous donne ce trésor enfoui, et quel trésor ! On y découvre le monologue intérieur de Juanita Narboni, une tangéroise qui nous mène, au gré des époques, sur les traces de son histoire personnelle et de celle de sa ville. Entremêlant les anecdotes intimes et la mémoire collective d'un peuple, les aventures familiales et les événements historiques, les petites cruautés du voisinage et la barbarie de la guerre, les vivants et les morts, ce kaléidoscope de souvenirs fait le tour d'une vie aussi banale qu'extraordinaire : «Des malentendus. Ma vie n'est qu'une longue suite de malentendus. Je n'arrive jamais à exprimer mes intentions. On dirait que mes gestes m'échappent. Je ne suis pas une femme moderne. Je ne serai jamais à la page. Je serai toujours en retard». La prouesse d'Angel Vasquez, écrivain maudit auteur de seulement trois romans, est de nous plonger au cœur même des pensées de Juanita à travers le fameux (et très casse-gueule) exercice joycien du «courant de conscience». L'autre singularité de ce livre époustouflant est de rendre compte du cosmopolitisme de la ville de Tanger à travers les langues qui la traversent : l'espagnol, l'andalou, l'arabe, le français, le judéo-séfarade... Autant de difficultés majeures qu'a su apprivoiser l'excellent Selim Cherief, qui mérite amplement ce Prix Rhône-Alpes de la traduction 2010, et dont on sait gré de nous avoir «passé» avec tant de finesse ce roman inoubliable.