L'ordre moral cannois
Après l'édition très rock'n'roll de l'an dernier, le festival de Cannes 2010 semble avoir choisi la rigueur pour sa sélection. Du coup, ce sont les films fous et les cinéastes faussement sages qui raflent la mise.Christophe Chabert

Dans ce début de festival plutôt tristounet, les films s'enchaînent ainsi entre auteurisme autosatisfait (la grosse déception Aurora de Cristi Puiu, le pénible Pal Adrienn d'Agnes Kocsis, la baudruche dégonflée Xavier Dolan et son navet Les Amours imaginaires, tous trois à Un certain regard) et vide cosmique (Tavernier et son gros pudding de cape et d'épée La Princesse de Montpensier - Compétition, Oliver Stone et Ridley Scott en roue libre avec leurs blockbusters mités Wall street et Robin des bois - Hors compétition). Très applaudi et déjà archifavori pour la Palme, Another year de Mike Leigh réussit l'exploit de synthétiser le pire de ces deux tendances : d'un côté, une forme verrouillée à triple tour, manipulatrice en diable et d'une absolue théâtralité ; de l'autre, un discours sournois, cynique et manichéen où l'on nous demande de compatir au malheur d'une fille que Leigh passe son temps à enfoncer à coups de marteau scénaristique, jusqu'à un acte final insupportable de mesquinerie et de chantage mélodramatique. On ne va pas se faire des amis en descendant ce film démagogique et détestable, mais il a provoqué chez nous un agacement durable dont on ne se remet pas.Euphorie(s)
Même si le bilan est pour l'instant plutôt négatif, il y a eu déjà de beaux films dans ce festival. Deux grands anciens ont démontré qu'ils avaient encore de l'appétit : l'increvable Manoel de Oliveira et son fantaisiste Étrange cas Angelica (Un certain regard), où il s'aventure avec culot dans un fantastique primitif et parle de la mort comme un passage poétique qui ressemble comme deux gouttes d'eau (de fleuve) à un grand geste artistique. Et Woody Allen qui, avec You will meet a tall dark stranger (hors compétition), signe une comédie inquiète, au bord du drame, où la folie triomphe sur la tentation angoissée de contrôler sa vie. Belle surprise, le Tournée de Mathieu Amalric (Compétition) repose sur une santé débordante, grisante et contagieuse grâce une mise en scène d'une invention et d'une maîtrise jamais tapageuses. Im Sang-soo dans The Housemaid (Compétition) se livre à une farce sociale grinçante, visuellement sidérante quoiqu'un peu trop sûre de sa virtuosité lorsqu'il s'agit de remplir les rares temps faibles de son scénario. Un jeune Mexicain, Jorge Michel Grau, a secoué la Quinzaine des réalisateurs avec Somos lo que hay, la chronique aussi drôle que terrifiante d'une famille de cannibales dans la banlieue de Mexico qui se nourrit de la chair des minorités environnantes (enfants perdus, putes, pédés). Terminons sur les deux coups de cœur de ce début de festival : le déjanté Kaboom de Greg Araki (Séance de minuit), cocktail euphorisant de teen movie, de comédie sexuelle et de n'importe quoi ludique célébrant en toute jouissance la fin du monde et la mort du cinéma. Et l'impressionnant Mardi, après Noël de Radu Muntean (Un certain regard). Cinéaste Roumain remarqué avec son précédent Boogie, il fait un pas de géant en racontant un adultère en apparence banal où des bourgeois aisés et bien élevés vont se déchirer à force de petits mensonges et de grandes lâchetés. Muntean ne fait la morale à personne, lui. Il est à la fois en empathie avec ses personnages (génialement incarnés par trois acteurs parfaits) et à la bonne distance de son sujet, notamment par sa science hallucinante du plan-séquence et du cadre, toujours juste, toujours vibrant, toujours sur la brèche. Un film formidable dont l'absence en compétition laisse un peu songeur (en attendant la suite et la fin du festival...).