Despair
Rainer Werner Fassbinder(Carlotta)

Dans le labyrinthe que constitue l'œuvre de Fassbinder, Despair Ă©tait cet objet mystĂ©rieux, inclassable, difficile Ă voir et dont le souvenir Ă©tait celui d'une œuvre particulièrement Ă©trange. TournĂ© en 1977, c'est-Ă -dire peu de temps avant la fin de carrière prĂ©maturĂ©e de son auteur, il s'inspire très librement du roman (fascinant) de Nabokov, La MĂ©prise. Fassbinder transpose le contexte durant la montĂ©e de nazisme, manière adroite de rĂ©pondre Ă l'inquiĂ©tude latente chez Nabokov liĂ©e Ă l'oppression soviĂ©tique. Mais l'argument reste (Ă peu près) le mĂŞme : Herman, dandy esthète et fabricant de chocolat Ă Berlin (Dirk Bogarde, dans toute sa splendeur de bourgeois compassĂ©), soupçonne sa femme (la voluptueuse Andrea FerrĂ©ol) de le tromper avec son cousin, un individu rustre, bohĂŞme et sans le sou. Comme s'il Ă©tait atteint d'une forme de schizophrĂ©nie, il s'imagine surveillĂ© par son double avant de le croiser, bien vivant, au hasard d'une rue, en la personne d'un vagabond. Herman monte alors une escroquerie Ă l'assurance-vie, dont la finalitĂ© sera l'Ă©limination de son sosie, qu'il fera ensuite passer pour lui, laissant sa femme rĂ©cupĂ©rer la prime. Sauf que le vagabond ne lui ressemble pas du tout, et que la supercherie est très vite dĂ©couverte.
Nabokov s'interrogeait sur l'identité et la manière dont on peut se construire une fausse image de soi, physique mais aussi morale. La Méprise, récit hautement métaphysique reposant sur l'opacité figurative de la littérature, devient beaucoup plus prosaïque devant la caméra de Fassbinder. La question identitaire est notamment redoublée par des sous-entendus sexuels : quand Herman recroise celui qu'il croit être son double, il le découvre nu et lui tourne autour comme dans un jeu de séduction. Et si celui qu'il prenait pour un miroir de lui-même n'était simplement que la matérialisation d'un désir homosexuel - le même masculin remplaçant l'autre féminin ? C'est une piste, ni la seule, ni la principale, de Despair, qui par ailleurs surprend par sa capacité à organiser le monde autour comme un réseau de menaces diffuses, proche en cela de Monsieur Klein de Losey et du Locataire de Polanski, sortis tous deux l'année précédente. Mais le parallèle le plus troublant reste celui qui relie Despair au Lost Highway de David Lynch. Dans les deux films, l'invention d'un double se fait pour repousser un soupçon d'infidélité et par l'obsession d'une image - film muet chez Fassbinder, bande vidéo et porno amateur chez Lynch. Dans les deux cas, la folie n'est pas conçue comme une spirale, mais comme un ruban narratif qui finit par emprisonner le personnage principal, totalement hermétique à la réalité. L'influence n'est pas prouvée, mais signe en tout cas la farouche modernité du film de Fassbinder.
Christophe Chabert