Cannes 2014, jour 8. Forever Godard.
The Search de Michel Hazanavicius. Mommy de Xavier Dolan. Adieu au langage de Jean-Luc Godard.

Le festival est bientôt fini et pourtant, aujourd'hui, il a semblé commencer. Sa compétition, jusqu'ici sans surprise, s'est emballé et les auteurs sont allés là où on ne les attendait pas.
À commencer par Michel Hazanavicius et son The Search, qui fait donc suite au triomphe de The Artist. Inspiré d'un film de Fred Zinneman, The Search voit le cinéaste s'aventurer dans la Tchétchénie de 1999, au début de l'offensive russe, prétextant une lutte anti-terroriste alors qu'il s'agissait surtout d'aller restaurer l'ordre contre les tentations séparatistes. Son prologue, tourné en DV par un soldat inconnu, se conclut par le massacre d'une famille sous les yeux de leur enfant, caché à l'intérieur de sa maison. C'est une première belle idée de mise en scène : le regard du gamin à la fenêtre, tétanisé par la mise à mort de ses parents, et son contrechamp cruel, celui de leur bourreau en vue subjective.
Le film s'attache ensuite Ă suivre en parallèle quatre personnages : l'enfant en fuite, recueilli par Carole (BĂ©rĂ©nice Bejo), chargĂ©e de mission pour l'Union EuropĂ©enne, la sœur survivante, qui recherche dĂ©sespĂ©rĂ©ment son cadet Ă travers un pays en ruine, et un jeune garçon enrĂ´lĂ© dans l'armĂ©e russe qui veut le transformer en machine Ă tuer. Soit plusieurs pistes qui renvoient autant au cinĂ©ma de guerre qu'au mĂ©lodrame, coexistant dans un rĂ©cit Ă©minemment romanesque oĂą l'on attend le moment oĂą tous ces fils finiront par se relier entre eux.
La vraie question, avant de voir The Search, Ă©tait de savoir Ă quoi pouvait ressembler un film de Michel Hazanavicius une fois dĂ©barrassĂ© du maniĂ©risme de ses œuvres prĂ©cĂ©dentes... Bonne surprise : s'il reste quelques citations très visibles (dont une, criante, Ă Full metal jacket), The Search dĂ©veloppe son propre style et Hazanavicius se pose de vraies questions de cinĂ©ma. Ainsi, il refuse de sombrer dans des travers trop ouvertement mĂ©lodramatiques, en utilisant peu de musique externe et en se tenant Ă bonne distance des situations. Cette pudeur-lĂ est très payante pendant la première heure, oĂą transparaĂ®t une grande dĂ©licatesse pour aborder ses sujets, notamment la relation qui se noue lentement entre Carole et l'enfant. On est bien loin du cinĂ©ma Ă oscars redoutĂ©, ou de la superproduction lyrique et dispendieuse dans sa reconstitution ; The Search tire profit de cette sĂ©cheresse de trait et le rĂ©sultat est alors assez captivant.
La suite est moins convaincante. D'abord, le film souffre d'Ă©vidence d'un gros problème de production qui le conduit vers une durĂ©e injustifiĂ©e de 2h30 ; dans un festival oĂą la concision n'a pas Ă©tĂ© le fort des cinĂ©astes (exception faite des Dardenne), The Search crève un peu le plafond, notamment dans son long dĂ©veloppement politique particulièrement dĂ©monstratif et didactique dont l'apogĂ©e est le plaidoyer de Carole devant le Parlement europĂ©en. Cette poussĂ©e d'indignation paraĂ®t bien Ă©trangère au reste de l'œuvre qui, si elle n'Ă©pargne pas les Russes - scandale diplomatique en perspective - utilise le conflit comme une toile de fond codifiĂ©e plutĂ´t que comme une matière Ă pamphlet. Autre dĂ©faut : Hazanavicius veut absolument donner un cheminement en trois actes Ă tous ses personnages ; attitude louable, mais très scolaire et peu payante Ă l'Ă©cran, notamment lorsqu'il s'agit de crĂ©er une sous-intrigue entre la sœur et la responsable amĂ©ricaine d'un foyer pour orphelin - incarnĂ©e par la revenante Annette Benning. Du coup, on sent qu'il y a un bon film de deux heures dans The Search, mais cette version la laisse seulement deviner ; on prend toutefois les paris que, d'ici sa sortie en octobre, le film sera allĂ© refaire un petit tour en salle de montage et qu'Hazanavicius saura en retirer les dĂ©fauts les plus Ă©vidents.
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Son Tom à la ferme à peine arrivé sur les écrans français, et déjà Xavier Dolan se retrouve en compétition à Cannes avec un nouveau film, Mommy. Cinéaste très clivant, talentueux mais souvent rattrapé par son narcissisme et une manifeste autosatisfaction, Dolan démontre toutefois depuis Laurence anyways qu'il en a dans le ventre et si son cinéma n'est pas parfait - ce dernier film, comme les autres - il est de plus en plus abouti sur la forme comme sur le fond.
Le plus étonnant, dans Mommy, c'est que Dolan s'y avère très doué pour la comédie. Les séquences où Steve, gamin de 13 ans impulsif, violent et pris dans un rapport d'amour-haine avec sa mère Diane, fait craquer tous les vernis de la décence pour se livrer à des crises d'hystérie façon maladie de la Tourette ou improvisant une danse déglinguée sur du Céline Dion, sont à hurler de rire. Cela tient à l'énergie démente d'Antoine-Olivier Pillon, mais aussi à l'abattage de celle qui interprète sa mère, Anne Dorval, extraordinaire en femme borderline, s'exprimant dans un patois acadien irrésistible et faisant preuve d'un cynisme et d'une santé parfois désopilants.
En revanche, les travers de Dolan s'expriment dans une mise en scène qui, si elle procure une certaine griserie pop, continue à multiplier les affèteries et ne peut s'empêcher de se réfugier à intervalles réguliers dans des intermèdes clipesques d'un goût contestable. Ainsi, le film est tourné dans un étrange format rectangulaire et vertical, comme un 16/9 inversé ou l'écran d'un téléphone portable. On finit par s'habituer à ses cadres étriqués et bizarres, que Dolan optimise dans des gros plans assez somptueux ; mais lorsqu'il étire son format pour faire sentir la pulsion de liberté qui s'empare de Steve, de sa mère et de leur voisine bègue et attentionnée, cela reste de l'ordre du gimmick de mise en scène, de l'effet pour l'effet. Pourquoi chez certains, ce genre d'audaces ressemblent à une empoignade avec la matière cinématographique, alors que chez Dolan, elles paraissent toujours ostentatoires ? Parce que chez lui, l'idée visuelle précède toujours l'histoire à raconter, comme si l'acte de filmer était plus important que ce qui est filmé. Ce n'est heureusement pas toujours le cas dans Mommy : lors de la scène du karaoké, Dolan parvient, par de brusques changements de point de vue et une accélération du montage, à faire passer quelque chose du trouble intérieure qui anime Steve, son envie de se contrôler et ces digues qui se rompent et se transforment en torrent de fureur.
Par ailleurs, la dernière demi-heure est un appel un peu trop insistant aux larmes du spectateur, Dolan sortant l'artillerie lourde et multipliant les fins potentielles pour être sûr de toucher à un moment ou un autre la corde sensible du public. Ses acteurs le sauvent là encore, même si l'hystérie dans laquelle ils s'enfoncent est tout de suite moins frappante sur le versant drame que sur le versant comédie. Il manque encore au cinéma de Dolan cette simplicité, ce geste tranquille du metteur en scène qui n'a pas besoin d'en mettre plein la vue pour montrer qu'il est là , et bien là , derrière la caméra - l'inverse, donc, de Cronenberg dans le formidable Maps to the stars.
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Entre ces deux gros blocs est venu s'intercaler un événement : le dernier Godard, Adieu au langage, projeté en séance unique dans le Grand Théâtre Lumière devant un parterre chauffé à blanc et chaussé de ses lunettes 3D. Mais sans le maître, qui a envoyé en guise de mot d'excuse une lettre magnifique à Thierry Frémaux et Gilles Jacob - dont la conclusion, destinée spécialement à Jacob, dit : «ceci n'est pas un film, bien que ça soit mon meilleur. Une simple valse, mon cher Président, dans laquelle je vous souhaite d'y trouver le vrai faux raccord avec votre prochaine destinée».
Pendant une heure dix absolument extraordinaire, on a donc pris un choc que rien ne laissait prĂ©sager : ni les derniers films de l'ermite helvète, qui tournaient quand mĂŞme un peu en rond, ni le reste d'une compĂ©tition oĂą un tel objet faisait figure d'intrus, rappelant ses autres œuvres monde que furent, les annĂ©es passĂ©es, Tree of life ou Pater. D'ailleurs, alors que Godard semblait depuis longtemps ne dialoguer qu'avec lui-mĂŞme et les fantĂ´mes du cinĂ©ma classique - ceux-lĂ qui, dans Adieu au langage, hantent un Ă©cran dĂ©sespĂ©rĂ©ment plat Ă l'intĂ©rieur de ce film en 3D - il a l'air de redescendre parmi les siens, ou du moins, parmi ces cinĂ©astes qui ont dĂ©cidĂ© de se rĂ©approprier leur outil pour livrer une vision unique et absolument personnelle du monde. Ainsi, la 3D d'Adieu au langage ressemble Ă la dĂ©couverte par Cavalier de la Hi-8 au moment de La Rencontre ; et les thèmes esquissĂ©s par le film entrent plus d'une fois en rĂ©sonance avec ceux de Terrence Malick, sans parler du texte (voix off, citations et dialogues) qui pour une fois s'apparente Ă une pensĂ©e construite dont on aurait simplement rabotĂ© les extrĂ©mitĂ©s, les remplaçant par de nombreux points de suspension.
Tout le dĂ©but, par exemple, est ouvertement politique : Ă cĂ´tĂ© d'une «usine Ă gaz», un homme troque des livres et parle de philosophie avec des jeunes femmes qui, elles, s'Ă©changent des œuvres sur leur portable. Ă€ plusieurs reprises, l'homme demande de chercher quelque chose sur Google. Et, dans un long dĂ©veloppement sur fond noir, on parle de l'invention de la tĂ©lĂ©vision en 1933, annĂ©e de l'arrivĂ©e «dĂ©mocratique» au pouvoir d'Hitler, de l'Allemagne, de la crise et du totalitarisme qui ne dit mĂŞme plus son nom. Pour Godard, la faillite de l'idĂ©al dĂ©mocratique va de pair avec la mort de l'art Ă l'ère de sa reproductibilitĂ©, et c'est par un grand appel Ă la RĂ©volution que dĂ©bute Adieu au langage.
La RĂ©volution, c'est aussi celle de l'artiste lui-mĂŞme. Bricolant lui-mĂŞme sa propre 3D, il redonne Ă l'image cinĂ©matographique sa pleine dimension picturale : certains plans d'Adieu au langage sont beaux Ă pleurer, et Godard nous fait redĂ©couvrir le monde comme on ne sait plus le regarder, le chargeant sans cesse d'affects et de mĂ©moire, revenant aux fondamentaux de la reprĂ©sentation : des nus, des natures mortes, des paysages, un chien... Sans parler de cette idĂ©e hallucinante oĂą, Ă la faveur d'un panoramique, Godard laisse le choix au spectateur de fermer l'œil droit ou l'œil gauche pour composer lui-mĂŞme son plan, ultime innovation d'un cinĂ©aste qui n'a cessĂ©, toute sa carrière durant, d'explorer les nouvelles possibilitĂ©s du cinĂ©ma.
Godard filme aussi des bateaux battant pavillon suisse ou français sur le lac de Genève, desquels sortent des brassées de touristes, avant d'effectuer un grand flashback où, au bord du même lac, Mary Shelley et Lord Byron se retrouvent en exil, exil qui permettra à Shelley d'accoucher de son Frankenstein. Quel monstre ce lac enfante-t-il maintenant, quels exilés charrient aujourd'hui ses eaux tranquilles ?
Et pourquoi ce couple, qui ne trouve d'égalité que devant le «caca» - gag scatologique qui renvoie aux facéties du Godard 60's - erre-t-il dans sa maison comme s'ils étaient à la fois les premiers et les derniers hommes sur terre, Adam et Eve qui auraient choisi de ne pas perpétuer l'espèce, préférant in fine prendre un chien plutôt que faire un enfant ? La disparition devient d'ailleurs le motif principal des quinze dernières minutes. Ce sont deux chaises vides face à un écran qui ne diffuse plus que de la neige ; c'est la voix de Godard qui murmure des adieux ; c'est un pinceau trempé dans un verre d'eau qui prend un peu de peinture pour compléter une esquisse ; c'est le chien Roxy qui s'ébroue dans la nature, et dont le dernier regard amoureux fixe longuement le spectateur ; c'est enfin un vieux chant révolutionnaire grésillant et saturé, ultime appel avant le tomber de rideau final. Godard s'en va, mais il ne nous laisse pas seul ; il nous a offert un de ses plus grands films, libre, inquiet, fulgurant.