Une ouvrière en soi

Mardi 16 octobre 2018

Littérature / À partir de quelques lignes d'état civil de son aïeule, l'écrivaine Michèle Audin tente dans Oublier Clémence de recomposer la vie d'un « être sans destin », ouvrière en soie morte à 21 ans. Et livre un court récit aux allures d'enquête littéraire (ou peut-être est-ce l'inverse), en même temps qu'un travail vibrant et vivant sur la mémoire et le sens de l'oubli.

Photo : © DR

« Clémence Janet est née le 2 septembre 1879 à Tournus (Saône-et-Loire). Sa mère était couturière et son père tailleur de pierres. Elle était ouvrière en soie. Elle s'est mariée le 27 février 1897 à Lyon (5e arrondissement) et a donné naissance à deux enfants, Antoine (29 août 1897 - 14 septembre 1897) et Louis (13 février 1900 - 23 juin 1977). Elle est morte à Lyon (2e arrondissement) le 15 janvier 1901. »

Sur ces quelques lignes tient tout entière la vie d'une femme anonyme telle que résumée par l'état civil, héroïne impossible et forcément oubliée du quotidien ouvrier de la fin du XIXe siècle. Sauf que Clémence Janet est l'arrière-grand mère de l'écrivaine Michèle Audin, également mathématicienne et membre de l'Oulipo, qui l'avait déjà évoquée dans l'un de ses précédents livres, Une Vie brève (L'Arbalète / Gallimard).

Dans ce livre-là, il était question de son père - et petit fils de Clémence -, Maurice Audin, mathématicien et militant du Parti communiste algérien arrêté le 11 juin 1957 à Alger, en pleine guerre d'Algérie, longtemps officiellement "disparu" après une supposée évasion et dont il a été reconnu il y a peu, 61 ans après sa mort, par le président Macron, qu'il avait été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires.

Exercice oulipien

Dans Une Vie brève, Michèle Audin qualifiait Clémence Janet « d'être sans destin ». « Sur Clémence, je ne saurai rien de plus que ce que dit l'état civil » écrivait-elle. Or c'est à partir de cet état civil que Michèle Audin déroule finalement le fil du destin de l'ouvrière en soie, construisant son enquête sur l'exégèse des quelques lignes précitées, en isolant chacun des termes, lieux et dates, comme autant d'indices à décortiquer, à expliquer, à questionner pour recomposer son monde - son travail, les lieux qu'elle a fréquentés, sa famille.

Un exercice oulipien aussi simple que fascinant d'où infuse un texte sobre et émouvant sur une époque et une condition - celle de femme et d'ouvrière - recomposant l'invisible à partir de ce que l'on sait, de l'histoire ou des romans de l'époque - « dans lesquels seule la prostitution permet à une ouvrière de devenir une héroïne ».

Mais au fond que reste-il dans tout cela de Clémence Janet, de l'essence de la femme qu'elle était ? C'est aussi la question que pose le livre. N'est-elle pas l'une de ces « soustractions » dont Michèle Audin parsème le livre ? Mais cette fois une soustraction de la mémoire, au fond irrésolvable.

Michèle Audin, Oublier Clémence (L'Arbalète / Gallimard)
À la Librairie Passages le mardi 23 octobre à 19h

Michèle Audin

Pour son roman "Oublier Clémence"