Sous-traitance BTP : quand la Cour de cassation sort les outils pour remettre les règles au carré

par Me Évelyne Tauleigne
Mardi 6 mai 2025

La Cour de cassation a rendu plusieurs décisions en 2024 précisant le régime juridique de la sous-traitance dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Ces arrêts rappellent la portée des obligations qui pèsent sur les différents intervenants : maître d'ouvrage, maître d'œuvre, entrepreneur principal et sous-traitant. Une jurisprudence qui impose à tous une vigilance contractuelle accrue.

La Cour de cassation a rendu plusieurs décisions en 2024 précisant le régime juridique de la sous-traitance dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Ces arrêts rappellent la portée des obligations qui pèsent sur les différents intervenants : maître d'ouvrage, maître d'œuvre, entrepreneur principal et sous-traitant. Une jurisprudence qui impose à tous une vigilance contractuelle accrue.

Un cadre juridique structuré, mais exigeant

La sous-traitance est encadrée par la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975. Elle est définie comme l'opération par laquelle un entrepreneur confie à un tiers, par un contrat d'entreprise, l'exécution de tout ou partie d'un contrat conclu avec le maître d'ouvrage. Cette pratique, omniprésente dans le secteur du BTP, répond à une logique de spécialisation et d'efficacité, mais comporte des risques en cascade, notamment en cas d'impayés.

Pour pallier ces risques, la loi impose des obligations strictes. L'article 14-1 prévoit qu'en cas de sous-traitance, le maître d'ouvrage, informé de la situation, doit accepter expressément le sous-traitant, agréer ses conditions de paiement, et s'assurer qu'une garantie est mise en place, par délégation ou caution bancaire. À défaut, sa responsabilité peut être engagée, même s'il n'est pas directement lié au sous-traitant par contrat.

Les décisions du 18 janvier 2024 : précisions utiles et rappels à l'ordre

Dans trois arrêts rendus le 18 janvier 2024 (n° 22-20.995, 22-19434 et 22-18.244), la troisième chambre civile apporte des éclairages majeurs sur plusieurs aspects du régime de la sous-traitance. Ces décisions s'inscrivent dans un mouvement jurisprudentiel visant à responsabiliser l'ensemble de la chaîne contractuelle.

Une définition fonctionnelle de la qualité de sous-traitant

Dans l'affaire n° 22-20.995, la Cour de cassation a considéré qu'une entreprise chargée du transport et du traitement de terres excavées devait être qualifiée de sous-traitante, bien que cette mission ne relève pas directement d'un acte de construction au sens strict.

Ce raisonnement confirme une approche fonctionnelle : ce sont la technicité et l'utilité des prestations dans le processus global du chantier qui justifient l'application du régime protecteur prévu par la loi de 1975.

Cette interprétation élargit la portée du dispositif et impose aux acteurs du chantier une vigilance accrue sur la nature réelle des prestations exécutées, au-delà des intitulés contractuels.

La responsabilité limitée de l'entrepreneur principal

Dans le même arrêt, la Cour de cassation rappelle que l'entrepreneur principal est responsable envers le maître d'ouvrage des fautes commises par ses sous-traitants directs. Toutefois, cette responsabilité ne s'étend pas aux sous-traitants de second rang, c'est-à-dire à ceux contractant avec le sous-traitant, sauf clause contractuelle contraire. Cette précision vient encadrer le périmètre des responsabilités et renforcer la nécessité de prévoir des clauses claires dans les contrats de sous-traitance successifs.

Le rôle actif du maître d'œuvre

Les arrêts n° 22-19.434 et 22-18.244 s'intéressent quant à eux à la responsabilité du maître d'œuvre dans le processus de régularisation. Celui-ci ne peut se contenter d'un rôle passif ou d'un simple signalement. Il lui appartient de conseiller le maître d'ouvrage sur la régularisation de la sous-traitance : acceptation, agrément, exigence de garantie de paiement.

S'il omet d'alerter ou de conseiller efficacement le maître d'ouvrage, sa responsabilité peut être engagée sur le fondement de l'article 1231-1 du Code civil (responsabilité contractuelle) ou, dans certains cas, sur celui de l'article 1240 du même Code (responsabilité délictuelle), y compris vis-à-vis du sous-traitant.

L'apport majeur de l'arrêt du 7 mars 2024 : responsabilité et réparation conditionnées

Dans un arrêt du 7 mars 2024 (n° 22-23.309), la Cour de cassation affine encore le régime applicable, en opérant une distinction selon que le sous-traitant a été présenté ou non au maître d'ouvrage.

Lorsque le sous-traitant n'a pas été présenté

Même si le maître d'ouvrage est informé de la présence du sous-traitant, il ne peut se contenter d'un silence prudent. S'il reste passif sans mettre en demeure l'entrepreneur principal de régulariser la situation, sa faute est caractérisée. Toutefois, la réparation du préjudice est strictement limitée : le sous-traitant ne peut obtenir que les sommes que le maître d'ouvrage devait encore à l'entrepreneur principal à la date où le manquement est constaté.

Lorsque la régularisation est partielle, mais sans garantie de paiement

Dans la seconde hypothèse, le sous-traitant a bien été agréé, et ses conditions de paiement acceptées, mais la garantie de paiement n'a pas été exigée. Dans ce cas, le maître d'ouvrage engage sa responsabilité de manière plus significative. Le sous-traitant doit être intégralement indemnisé. Ce préjudice couvre tous les travaux effectivement commandés au sous-traitant, indépendamment de leur validation expresse par le maître d'ouvrage. L'indemnisation accordée est déterminée par rapport aux sommes restantes dues par l'entrepreneur principal aux sous-traitants, peu important que les travaux aient été acceptés par le maître d'ouvrage, dès lors qu'ils avaient été confiés aux sous-traitants pour l'exécution du marché principal.

Une jurisprudence structurante pour les professionnels du BTP

À travers ces décisions, la Cour de cassation établit un socle d'interprétation cohérent et protecteur, en rappelant les principes suivants :

- La qualité de sous-traitant ne dépend pas uniquement de la nature « constructrice » de la mission, mais de son rôle fonctionnel dans le chantier.

- L'encadrement et la limitation des responsabilités lors de la sous-traitance en cascade.

- Le maître d'œuvre n'est pas un simple technicien neutre : il est tenu à une obligation de conseil étendue, y compris sur les aspects juridiques de la régularisation.

- Le maître d'ouvrage a une obligation de vigilance active et ne peut ignorer la présence d'un sous-traitant sans risquer d'engager sa responsabilité.

- La garantie de paiement est au cœur de la protection du sous-traitant et ne peut être négligée sans conséquences.

Une vigilance contractuelle de plus en plus scrutée

La série d'arrêts rendus en janvier et mars 2024 illustre la volonté de la haute juridiction d'adapter l'interprétation de la loi de 1975 aux réalités actuelles des chantiers. En renforçant les obligations d'information, de conseil et de garantie, elle incite chaque intervenant à intégrer une logique de prévention juridique dès la négociation et la conclusion des contrats.

Il ne s'agit plus seulement de se conformer à un formalisme imposé, mais de comprendre que la régularisation de la sous-traitance est aujourd'hui une exigence stratégique. La sécurité des paiements, la traçabilité des responsabilités et la solidité des relations contractuelles en dépendent directement.