Nadia Ratsimandresy : « On ira jusqu'au bout dans la création, jusqu'à ce qu'on soit bâillonnés »

Lundi 2 juin 2025

Nouvelle tête / Musicienne de formation et fondatrice d'une compagnie ancrée en territoire rural, Nadia Ratsimandresy a pris la direction de Grame en mars 2025. À la tête de ce centre national de création musical, elle entend préserver le triptyque fondateur - création, recherche, transmission - tout en y insufflant davantage de porosité entre les disciplines. 

Photo : Nadia Ratsimandresy

Le Petit Bulletin : Dans quel état d'esprit prenez-vous la direction du Grame, et quelles sont vos priorités ?

Nadia Ratsimandresy : Je viens avec une grande curiosité, une vraie ouverture, et l'envie de rester disponible aux imprévus. C'est en nouant des dialogues, parfois déconcertants, que surgissent des idées neuves - et c'est cette écoute de l'environnement, social, artistique ou humain, qui m'intéresse. J'ai trouvé une équipe déjà en place, bienveillante, et un environnement institutionnel qui accueille avec une forme de présupposé positif : Grame est identifié comme un acteur de référence, je n'ai pas besoin de convaincre de sa légitimité. Cela permet une parole franche, presque immédiate, avec les partenaires.

LPB : Création, recherche, transmission : souhaitez-vous infléchir ce triptyque qui structure Grame ?

NR : Ce triangle fondateur reste pour moi central. Il ne s'agit pas de le déconstruire, mais plutôt de lui redonner de la fluidité, de renforcer ses points de rencontre. Il y a la recherche, avec le laboratoire de recherche Émeraude dont Grame assure la tutelle ; la transmission, portée entre autres par Jeanne Ribeau qui nous permet de toucher tous les publics, des enfants aux personnes âgées ; et bien sûr la création, qui va de l'accueil de compagnies en résidence jusqu'à des coproductions à échelle nationale ou internationale. Ce que je souhaite, c'est faire émerger davantage de transversalité.

LPB : Comment abordez-vous les questions d'égalité et de diversité dans le champ, souvent masculin, des musiques de création ?

NR : Je ne peux pas faire autrement que de porter ces questions. Elles traversent ma vie de femme, d'artiste, de citoyenne. Dans une structure labellisée par l'État, ne pas adopter ce regard critique serait une erreur. Il y a une vigilance sur la parité dans les équipes, dans les programmations, mais aussi dans l'accès aux pratiques, à tous les niveaux.

Je pense notamment à la question de l'ouverture aux personnes racisées. Je me souviens de mon expérience d'enseignante au CRR de Boulogne-Billancourt : au premier cycle, les classes sont très diverses ; mais dès qu'on s'approche de la professionnalisation, le paysage s'éclaircit soudainement. C'est là qu'il faut agir. Car si on se prive de paroles artistiques portées par des femmes ou des artistes issu(e)s d'autres milieux, on perd en richesse.

LPB : Votre parcours vous a menée en Lozère avec AnA Compagnie. Que garde t-on d'un tel ancrage en ruralité quand on arrive à Grame, en pleine métropole ?

NR : L'expérience en Lozère m'a profondément marquée. Elle m'a appris à replacer l'humain au centre de tout. Dans ces zones rurales, chaque déplacement est un engagement. On ne vient pas par hasard à un spectacle, et ça oblige à questionner en profondeur ce que l'on propose. Je garde en tête des spectacles où le public, parfois mal à l'aise au début, sort bouleversé. Et cela passe par des temps d'échange, même dans des cadres budgétaires contraints.

LPB : Comment intégrer les publics dans des démarches souvent très expérimentales ?

NR : Il faut partir de l'artiste, ce n'est qu'ensuite que l'on peut discuter d'un mode, d'un accord, ou d'un dispositif. Que ce soit dans une salle de concert ou une grotte, ce qui reste, c'est l'expérience partagée, le "temps ensemble". Que le spectateur aime ou pas, la vraie question, c'est : qu'est-ce que ç'a provoqué en lui ?

Aussi, parmi mes priorités, il y a un vrai désir de penser différemment la place des jeunes publics en interrogeant ce que l'écoute veut dire pour eux aujourd'hui. Les enfants n'entendent pas le monde comme nous : leurs oreilles sont façonnées par d'autres textures sonores, d'autres puissances, par ce que véhiculent certaines musiques, y compris électroniques. Certains lieux comme les opéras, ont déjà amorcé ce travail de maillage entre les structures, pour produire des projets exigeants à destination de ces publics. C'est dans cette lignée que je souhaite m'inscrire.

LPB : À Bagnols-les-Bains en avril dernier, vous avez proposé avec AnA cie un live électro immersif où l'onde Martenot dialogue avec la trance et les kicks. À Lyon, où l'électro est omniprésente mais rarement institutionnelle, Grame pourrait-il devenir un acteur un peu moins "sage" ?

NR : Il l'est déjà ! Par exemple à travers le live coding, où le langage Faust (développé à Grame) est un outil central. Il y a une vraie communauté autour de ça, avec des masterclass, des collaborations, notamment au MacBar ou avec Grrrnd Zero. Grame défend aussi l'open source, et cette ouverture est une posture artistique. Ce n'est pas une question de sagesse ou d'insolence, mais de capacité à explorer. 

LPB : Grame a récemment failli disparaître des radars budgétaires de la Ville. Comment transforme-t-on l'incertitude en ressource ?

NR : L'incertitude, nous y sommes tous confrontés. Elle est l'autre face de l'opportunité. Face à l'incertitude, à nous de trouver des façons de faire différentes, c'est notre métier. On ira jusqu'au bout, jusqu'à ce que l'on soit complètement bâillonnés, sinon je ne prendrai pas ces responsabilités qui sont les miennes vis-à-vis des concitoyens qui contribuent à ce qu'on puisse exister. Dans les moments d'instabilité, il est possible de retrouver une forme de souplesse qui réveille les pratiques. On revient à l'essence : pourquoi fait-on ça ? Pour qui ? Avec qui ? Et parfois, dans la contrainte, des formes inattendues surgissent, plus mobiles et plus poreuses.Â