Le cas Wagner

Leader de Lambchop depuis 25 ans, Kurt Wagner porte sur lui l'ambivalence de sa musique. Celle d'un pur produit du Tennessee profond qui a réussi son émancipation. En livrant, depuis Nashville la réac', une country d'outsider raffinée et audacieuse. Portrait d'un ancien poseur de parquet devenu presque par hasard l'un des grands compositeurs de son époque. Stéphane Duchêne

Un pompiste à lunette, un redneck instruit, voilà de quoi a toujours eu l'air Kurt Wagner, leader de Lambchop. Casquette de bouseux sur la tête et bésicles de geek sur le nez : le look d'un type à cheval entre deux mondes. Un fils de biochimiste, doué de ses mains, un poseur de parquet érudit et artiste – longtemps après les premiers succès de son groupe, Wagner continuera de gagner sa vie en posant des lattes.

Lorsqu'on en vient à sa musique, les repères sont encore davantage brouillés. Ce voudrait être de la country, Tennessee oblige, mais c'est beaucoup plus que ça et tout à fait autre chose : crooning, post-rock, jazz, soul 70's, balladés entre orchestrations ambitieuses et simplicité biblique. La voix même de Wagner est une énigme : on ne saurait dire si elle est aiguë ou grave, présente ou absente, se perdant parfois dans le murmure, dans l'inflexion, dans le claquement d'une consonne, un trémolo mourant. C'est que Kurt Wagner a toujours été à la fois là où on le croyait et déjà ailleurs, exactement, étrange coïncidence, comme son homonyme des X-Men, nom de code "NightCrawler", homme-démon capable de sauts quantiques.

Music City

En réalité, natif de Nashville, « Music City », capitale du culte country américain dont le Grand Ole Opry House, née d'une émission de radio, est à la fois l'église et le panier de crabes, Wagner ne pouvait échapper à cette musique. Une grâce autant qu'une malédiction : la country des 60's-70's et ses arrangements c(r)oulant sous les violons l'ont nourri au sein et inonderont naturellement ses disques. Mais dans le Nashville de l'adolescence wagnerienne, on peut se balader, façon Porter Wagoner, avec un costume lumineux, mais on refuse l'entrée d'un club pour port de cheveux longs – ce qui en dépit des apparences fut le cas de Wagner : bienvenue chez les rednecks.

Lorsque Lambchop débute, c'est donc dans la quasi clandestinité d'un club, le Lucy's, où passent quelques résistants de l'alternative-country – cette déviance révolutionnaire des années 80 et 90's qui, de Palace à Mark Kozelek, laboure la country jusqu'à la faire saigner. Mais avant, c'est ailleurs que se construit Wagner, au gré des expériences et des voyages. À Memphis, la jumelle antithétique et rock de Nashville, la ville du King, où il s'échappe à 17 ans pour gagner un peu de liberté, il ingurgite punk et blues, tout en y étudiant les arts plastiques. Dans le Montana, il rencontre le mythe Richard Brautigan, l'auteur de La pêche à la truite en Amérique, avec lequel il passe le plus clair de son temps à picoler. Suivent une année en Angleterre et un séjour avorté à Chicago, où on le vire de son appart'.

Mister M.

Back to Nashville avec un immense sentiment d'échec et de frustration, mères de la meilleure country. La dépression, réelle, pousse Wagner à écrire et écrire encore, fut-ce sur cette vie qui est, comme sur un titre d'How I Quit Smoking (1995), « une petite tragédie » ou, de manière obsessionnelle, dernièrement encore le pourtant instrumental Suicide lasts forever, sur son récent EP Mister N. Et puis il y la rencontre déterminante d'un autre sudiste, de Georgie : un petit bonhomme en chaise roulante à la voix de craie et champion du monde de la tentative de suicide, qui le bouleverse et l'encourage : Vic Chesnutt (c'est à cet ami, décédé en 2009 d'une overdose de relaxants musculaires, qu'il consacre d'ailleurs son dernier album en date, le poignant Mister M).

Dès lors, happé par la musique, il convie tous ceux qui le souhaitent à l'accompagner et dispose vite d'un ensemble qui lui permet toutes les folies musicales, enchaînant les albums avec une régularité métronomique : de l'ambitieux Nixon, fabuleuse fanfare country-soul, au plus rentré mais néanmoins magnifique …Is a Woman, en passant par le double album concept Aw C'mon / No You C'mon, Wagner ne s'imposera aucun garde-fou, comme le prouveront d'incongrues et magnifiques reprises des Kinks ou des gothiques Sisters Of Mercy. Car tout l'art de « côtelette d'agneau » (Lambchop en anglais, donc) – sans doute peut-on y voir un rapprochement lacanien avec l'art du barbecue, surtout de la part d'un Wagner capable de théoriser sur la nécessité ou non pour la viande de coller à son os pour sublimer ses saveurs (lui trouve que non) –, est de savoir prendre son temps, de savoir dérouler les morceaux jusqu'à en récolter la substantifique moelle.

La même éthique s'impose à l'écoute de cette musique qui ne souffre pas l'impatience, le zapping, l'inattention. Comme un bon Bourbon, il faut la laisser respirer, admirer ses teintes ambrées, y revenir plusieurs fois. Et se laisser aller à ce moment si particulier et souvent trop court de l'ivresse, où cotonneux et désinhibé, on n'a pas encore basculé vers la descente, alors qu'elle nous aspire de toutes ses forces. C'est justement là que depuis 25 ans, Kurt Wagner et ses agneaux maintiennent leur ivresse musicale. Là aussi où la country parvient à embrasser tous les genres musicaux. Au point qu'on se demande qui est vraiment celui qui la produit, ce type à casquette et lunettes, cet homme insaisissable, apparemment sans âge. Et si comme sa viande, il préfère sa musique à l'os comme les gens de chez lui, ou dépourvue de toute entrave.

Lambchop, jeudi 15 novembre à 20h30, à la Source (Fontaine)

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