Cinéma / Pour commémorer le centenaire de sa disparition, Jacques Doillon statufie Auguste Rodin dans ses œuvres. L'incandescence contenue de Vincent Lindon et le feu d'Izïa Higelin tempèrent heureusement une mise en scène par trop classique. En lice à Cannes 2017.
De 1880 à l'aube du XXe siècle, quelques particules de la vie d'Auguste Rodin : sa notoriété naissante, la passion fusionnelle vécue avec son élève et muse Camille Claudel, sa gloire parmi ses pairs émaillée de scandales artistiques, son caractère d'ursidé...
Malgré son titre lapidaire et globalisant, ce Rodin ne prétend pas reconstituer l'entièreté de l'existence du sculpteur sous des tombereaux de détails mimétiques. Aux antipodes de ces émollientes hagiographies du type Cézanne et moi, Jacques Doillon opte en effet pour une approche impressionniste, en pierre brute, évoquant la démarche de Maurice Pialat dans Van Gogh (1991) – le temps et l'obstination rapprochent par ailleurs les deux plasticiens, aux fortunes pourtant diamétralement opposées.
Buriné
Malgré cela, Doillon ne parvient pas à se défaire d'une forme de pesanteur académique et conformiste. Cinéaste du heurt, de la parole torrentielle, d'une vie surgissante et spontanée, il se trouve ici entravé sans doute par son choix d'une narration elliptique, privant son récit de possibilités de dialogues et d'éclats, mais aussi par l'époque considérée : le Rodin à l'œuvre qu'il saisit est un notable installé, révéré et vénéré, statufié de son vivant.
Son caractère ayant déjà été forgé, les attaques dont il fait l'objet ou sa rupture avec Camille n'ont en apparence guère d'incidence sur sa trajectoire : il demeure pareil à un soleil calme, conscient de sa puissance dévorante, de son infaillibilité comme de sa future postérité. On frise d'ailleurs le surnaturel lorsqu'on mesure que les années n'ont aucune emprise sur lui. Certes, nul marqueur direct n'en marque la progression – exception faite de La Porte de l'Enfer, dont on suit la lente et incessante édification en fond d'atelier.
Grommelant et pétrissant la terre, le barbu buriné Vincent Lindon est comme de coutume habité par son rôle, laissant entrevoir le prédateur derrière l'artiste, le fauve sous la blouse. Belle idée que de lui avoir adjoint Izïa Higelin, dont l'irradiante énergie irrigue le film, du fait sans doute de sa présence pulsatile et de l'ardeur fragile du personnage qu'elle interprète. Une auguste apparition.
Rodin
de Jacques Doillon (Fr, 1h59) avec Vincent Lindon, Izïa Higelin, Séverine Caneele...
Les autres Camille Claudel au cinéma
On ne dira jamais assez le pouvoir du cinéma lorsqu'il s'agit de réhabiliter une figure oubliée ou injustement dénigrée en son temps. Morte dans l'indifférence générale à l'asile psychiatrique de Montfavet où sa famille l'avait faite interner trente ans plus tôt, inhumée à la va-vite avant que ses restes ne se trouvent jetés à la fosse commune, Camille Claudel (1864-1943) aurait pu demeurer cette silhouette grise et honteuse hantant l'ombre de ces "grands hommes" que furent son frère Paul et son amant Rodin.
Mais grâce au roman Une femme (1982) signé Anne Delbée, suivi deux ans plus tard par une biographie de la main de Reine-Marie Paris, descendante de la sculptrice, la tragédie d'une artiste se fit jour.
Isabelle et Juliette
Isabelle Adjani s'empara dans un biopic de cette destiné malheureuse dont elle voulut exalter le lyrisme funeste et passionné. Réalisé par son compagnon de l'époque, le chef-opérateur Bruno Nuytten, le film qui en découla se voulait digne d'un mausolée à la mémoire de la défunte. Un mausolée comparable au Taj Mahal, si l'on considère les richesses mises en œuvre pour son édification : Lhomme à la photo, Yared à la musique, Depardieu en Rodin et Adjani à la production et à l'interprétation fiévreuse. Succès en salle et à la Berlinale, Camille Claudel (1988) valut à l'actrice un Ours d'argent et l'un de ses 5 César.
Plus réservé, intimiste et dérangeant, Bruno Dumont s'intéressera lui à une courte séquence de la période d'internement de l'artiste dans Camille Claudel 1915 (2013), un siècle tout juste après qu'elle fut placée dans l'asile de Montfavet. Pas question pour lui de capter ici au mystère de la création ; plutôt d'entrechoquer des altérités, de la confronter à l'aliénation. Une Juliette Binoche contenue endosse les frusques de la recluse, espérant un geste de son autocentré de frère afin de recouvrer la liberté. Hélas, le "petit Paul" (formidable Jean-Luc Vincent), insensible à la détresse de son aînée, préfère s'extasier face au soleil levant et s'ébaubir devant Dieu. Abrupt, mais intense.