Quand le travail de Yoann Bourgeois fait polémique

Début février, le circassien et chorégraphe Yoann Bourgeois, codirecteur depuis 2016 du centre chorégraphique national de Grenoble (CCN2), a été mis en cause dans une vidéo anonyme laissant entendre qu'il aurait pu plagier d'autres artistes. On a cherché à en savoir plus en contactant les principaux intéressés, qui appellent pour la plupart à une remise en question profonde du milieu des arts de cirque. Quant à Yoann Bourgeois, après avoir longuement hésité, il a finalement décliné notre proposition d'interview.

Revenons dans le passé pour commencer. Depuis une dizaine d'années à Grenoble (c'est là qu'il a implanté sa compagnie en 2010), on suit avec délectation et fascination l'éclosion artistique de Yoann Bourgeois, homme de cirque (il est passé par le prestigieux Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne) et de danse (il a notamment collaboré plusieurs années avec la chorégraphe Maguy Marin) devenu, au fil des ans et des créations, l'une des figures phares du nouveau cirque français.

On se souvient ainsi, une fin de journée de l'été 2010, être monté à la Bastille, fort militaire surplombant Grenoble, pour découvrir son impressionnant Cavale dans lequel, en compagnie de l'acrobate Lucien Reynès, il défiait magnifiquement la gravité avec un escalier, un trampoline et le panorama urbain en toile de fond (des extraits sont disponibles en ligne). « Dans le cirque, je suis intéressé par le fait de rendre perceptibles les forces physiques, en particulier cette première qu'est la gravité. Et dans ce jeu avec les forces, je cherche à atteindre un point de suspension. Donc ma recherche est tournée sur le plan mécanique plutôt que sur un versant psychologique », nous déclarait-il dans la foulée. Une performance qui fera date dans la région comme au-delà et qui installera solidement son univers dans le paysage culturel français.

L'usage des œuvres

Subjugués (comme beaucoup – notamment les programmateurs et programmatrices de toute la France, ainsi que la presse culturelle nationale), on l'a suivi de près au Petit Bulletin, surtout que ses liens avec Grenoble se sont encore renforcés en 2016 lorsqu'il a été nommé à la codirection (avec Rachid Ouramdane, en partance pour Paris en ce début 2021 – mais c'est une autre histoire) du Centre chorégraphique national de Grenoble à la suite de Jean-Claude Gallotta. Avec d'autres partenaires, le duo de directeurs a alors impulsé une nouvelle dynamique bienvenue à Grenoble – leurs Grands rassemblements pluridisciplinaires qui ont essaimé dans toute la ville en meilleurs exemples.

C'est dans ce contexte d'ascension artistique fulgurante (Yoann Bourgeois crée même maintenant pour de prestigieuses institutions étrangères – il nous l'expliquait il y a quelques semaines) qu'est sortie le 4 février dernier une vidéo de dix minutes intitulée L'usage des œuvres (supprimée le lendemain, elle a été remise en ligne le 6 février via un autre compte). Si jamais le mot plagiat n'est employé, celui ou celle qui l'a publiée anonymement a juxtaposé plusieurs extraits de spectacles d'artistes du nouveau cirque et de la danse avec d'autres de créations de Yoann Bourgeois – Celui qui tombe, L'Art de la fugue, Ophélie... Un procédé très troublant, forcément, surtout que le montage et les dates inscrites avant chaque partie sous-entendent que Yoann Bourgeois se serait fortement inspiré des œuvres listées.

Des noms, plus ou moins connus, du monde du cirque et de la danse en France sont convoqués dans la vidéo : Chloé Moglia, Mélissa Von Vépy, Lucien Reynès, Jörg Müller, Camille Boitel, Jean-Baptiste André, le Collectif Petit Travers et Pierre Pélissier. Des artistes que l'on a, pour la plupart, pu croiser à Grenoble aux côtés de Yoann Bourgeois. Pour prendre quelques exemples : Lucien Reynès était avec Yoann Bourgeois dans le spectacle Cavale, Jean-Baptiste André a été interprète dans Celui qui tombe, et Chloé Moglia, Jörg Müller, Camille Boitel et Jean-Baptiste André faisaient partie, en 2016, de la programmation du premier Grand Rassemblement du CCN2 organisé à la MC2.

Lucien Reynès : « Je m'étais senti floué »

On a logiquement cherché à joindre l'ensemble des personnes citées dans la vidéo afin de recueillir leur point de vue – une gageure, tant le sujet est sensible. Si nous avons essuyé pas mal de refus polis (et quelques atermoiements), d'autres ont pris le temps de la réflexion avant d'accepter de nous répondre. C'est le cas de Lucien Reynès, visiblement bien affecté par cette histoire, surtout qu'il a un contentieux qui date avec Yoann Bourgeois.

« J'ai travaillé avec Yoann dans le cadre de la création de la compagnie et du duo Cavale qui a joué à la Bastille – on avait, depuis l'école, le désir commun de faire œuvre ensemble. Mais notre collaboration n'a pas marché. Et c'est un truc qui n'a pas été réglé entre nous. Je lui avais dit après Cavale que je m'étais senti floué, mais il y a eu une fin de non-recevoir. Je me suis alors éloigné définitivement, je ne voulais plus avoir affaire à lui, je ne vais d'ailleurs plus voir ses spectacles depuis longtemps – même si, forcément, des images me parviennent. Je suis finalement resté très silencieux sur tout ça, et c'est d'ailleurs pourquoi j'ai longuement hésité à parler à la presse malgré les sollicitations. »

On l'a ensuite questionné sur les séquences qui le concernent dans la vidéo – dont une mettant en parallèle le spectacle REV dans lequel il jouait en 2010 et Minuit de Yoann Bourgeois dévoilé en 2014. « Je n'ai pas été surpris d'être cité dans la vidéo – dont j'ignore l'origine. Je savais qu'on retrouvait certaines de mes images chez Yoann. Dans Celui qui tombe par exemple, j'ai clairement vu des éléments très proches de mes créations. Par contre, j'ai été saisi par la quantité et la longueur de certains extraits. Quand je vois la pièce de Jean-Baptiste André [Intérieur nuit, en 2004] et celle, récente, de Yoann Bourgeois avec le Nederlands Dans Theater [I wonder where the dreams I don't remember go, en 2020], il me semble que cela va encore plus loin que ce qu'on pourrait réduire à du simple emprunt ou des similitudes fortuites. »

Dans un long texte publié sur Facebook le 12 février et intitulé L'usage des œuvres ou de ma surprise de faire partie de la constellation imaginaire de Yoann Bourgeois, Cholé Moglia (qui n'a pas donné suite à notre demande d'interview, jugeant s'être suffisamment exprimée) a elle aussi raconté avoir découvert dans Minuit de Yoann Bourgeois « une séquence qui ressemblait à En suspens que j'avais créé quelques années plus tôt avec Mélissa Von Vépy ». « Je me souviens très précisément que je n'ai pas su comment réagir. Je me souviens aussi que je m'en suis voulu. Et même que j'ai eu honte » poursuit-elle.

Même constat pour la compagnie de « jonglage de grand format » le collectif Petit travers, qui a mis presque trois semaines à réagir publiquement en partageant, mercredi 24 février, un long texte intitulé Quel usage pour les œuvres ?. Nicolas Mathis (que l'on avait interrogé personnellement mais qui, après réflexion, a souhaité que l'on n'utilise que le texte du collectif dans notre article et non ses propos) et Julien Clément, codirecteurs artistiques de la compagnie, reviennent sur le cas de leur spectacle Pan-Pot ou modérément chantant (2009) qui se retrouve dans la fameuse vidéo. Une pièce auquel Yoann Bourgeois a participé au début du processus de création, d'où leur « stupeur » d'avoir découvert en 2011 dans L'Art de la fugue du même Yoann Bourgeois une « scène ressemble trait pour trait à la scène d'ouverture de Pan-Pot ».

Pierre Pélissier : « On a trouvé une entente financière »

Le cas de l'artiste Pierre Pélissier, connu notamment pour son Monsieur Culbuto créé en 1997, est sensiblement différent, et s'est réglé à l'amiable avant la publication de la vidéo. « En 2018, j'ai eu vent du travail de Yoann Bourgeois sur les culbutos par des collègues. Je l'ai alors contacté, il y a eu des échanges de mails et des appels, il est venu sur Nîmes, il m'a invité à Grenoble, il est repassé sur Nîmes... Le dialogue a été serré et il n'a jamais reconnu un quelconque plagiat, juste une inspiration parmi d'autres. » Yoann Bourgeois a d'ailleurs développé cet aspect dans une tribune publiée le 9 février sur le site Artcena du Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre, citant en vrac la dynastie Tang, Laurel et Hardy, Gaston Lagaffe, les Pokémon ou encore Oui-Oui comme possibles filiations de ses culbutos.

« Finalement, on a trouvé une entente financière qui se résume à un partage de droits, entente que j'ai signée sans avoir le couteau sous la gorge et qui, pour lui, n'est pas une reconnaissance d'inspiration mais plutôt un gage pour une collaboration future comme il me l'a encore rappelé dernièrement. Depuis, on a des relations courtoises. Enfin, ça va peut-être changer maintenant ! » Car il nous assure avoir découvert grâce à la vidéo qu'il n'avait pas été crédité dans le clip Cool Off de Missy Elliott sorti en avril dernier et auquel Yoann Bourgeois a participé seul en tant que « culbuto conceptualized » (oui, dans le clip, Missy Elliott s'éclate sur un culbuto).

« Si jamais il n'est pas responsable et que ça vient juste des producteurs américains qui ne voulaient qu'un seul nom, qu'il me le dise. Là, je m'en rends compte un an après, alors que notre contrat précisait qu'il devait noter que les culbutos étaient "d'après une idée de Pierre Pélissier – compagnie Dynamogène". Pareil quand il publie son article sur Artcena et me fait passer pour son collaborateur : il me met une nouvelle fois devant le fait accompli, comme si internet n'existait pas et que je n'allais jamais être au courant. »

Malgré ce dernier rebondissement, Pierre Pélissier assure que, de son côté, l'affaire avec Yoann Bourgeois est « réglée ». « Mais le truc que je trouve dommage dans cette histoire, c'est que connaissant mon travail à la base, plutôt que de le faire en douce et que je vienne ensuite lui demander des comptes, il aurait tout simplement pu et dû me contacter pour en discuter en amont. »

Une façon de procéder que déplore également le Collectif Petit Travers dans son texte. « Le problème n'est pas de reprendre à d'autres des idées, car nous assumons volontiers le fait qu'elles ne nous appartiennent pas ; en revanche, il y a un problème à tenter de s'approprier ce que nous pensons n'être la propriété de personne. Il ne s'agit pas tant de dénoncer des plagiats, c'est-à-dire des vols, que des manques de reconnaissance des pairs dans une façon d'arpenter des principes – la suspension, l'équilibre, la chute, le renversement, le rebond, la déconstruction, la musicalité du jonglage... »

Lucien Reynès : « Notre milieu est loin d'être exemplaire »

Julien Clément et Nicolas Mathis poursuivent en essayant de tirer les enseignements de la polémique. « Nous sentons que cette affaire révèle d'abord l'absence problématique d'une véritable pensée critique esthétique des arts du cirque. Il est en effet étrange d'avoir dû attendre cette vidéo pour voir interrogés le rôle et la place des emprunts dans les œuvres de Yoann Bourgeois dont le travail est pourtant très suivi et commenté dans les médias [...].Certes, le procédé employé par cette vidéo comporte de la violence ; elle est anonyme et cible une personne, elle ne permet guère la discussion car ses auteur·e·s ne se donnent pas le statut d'interlocuteur·rice·s. Mais il faut prendre garde à ne pas s'empêcher d'interroger ce qui en a motivé la création et la diffusion, au seul motif de cette violence. Peut-être même faut-il se demander pourquoi c'est anonymement que ces questions ont été posées. Sommes-nous assuré·e·s que la possibilité de s'exprimer est suffisamment partagée ? Il faut être attentif au fait que le pouvoir d'expression et d'énonciation est un pouvoir et que, comme tel, il est inégalement réparti selon les positions de chacun·e. »

Lucien Reynès, lui, espère qu'une remise en question collective sera possible après tout ça. « Cette vidéo a le mérite de montrer que notre milieu est loin d'être exemplaire. Ce problème est non seulement un secret de polichinelle mais également un problème institutionnel. Yoann n'existe pas tout seul. Quand on est porté comme étant le génie du cirque contemporain, on est pris dans une sorte d'effervescence, on doit être impactant en permanence pour remplir la mission qu'on nous a donnée. Il faut donc que ce que pointe cette vidéo s'inscrive dans une réflexion de fond sur les pratiques actuelles, et ce, à un niveau institutionnel plus large que simplement les réseaux sociaux et la presse. » Une réflexion qui commence timidement ici et là, comme l'a par exemple récemment relaté le site Sceneweb dans un article titré L'affaire Yoann Bourgeois : un tournant pour le cirque contemporain ? qui interroge plusieurs producteurs et diffuseurs de cirque en France.

Yoann Bourgeois (à l'AFP) : « Je réfute catégoriquement les soupçons de plagiat »

Forcément, nous avons cherché à recueillir la parole du principal intéressé au sujet de cette vidéo – qui se termine par un « fin de la première partie » annonciateur d'une suite et du possible dévoilement de nouveaux noms (Chloé Moglia évoque Mathurin Bolze dans son texte par exemple). Après plusieurs échanges, Yoann Bourgeois avait accepté de nous parler, avant de finalement renoncer. « Je suis désolé mais cette affaire me touche trop durement, et je vais avoir besoin d'y répondre en articulant bien chaque chose, avec suffisamment d'espace, et cela quand ma parole sera audible. Pour l'instant, ce n'est pas le cas », nous a-t-il écrit par SMS.

Sans citer explicitement la vidéo qui l'incrimine, il s'est tout de même déjà défendu de tout plagiat dans le texte (évoqué plus haut par Pierre Pélissier) L'histoire peine publié le 9 février sur le site du Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre. « L'histoire de l'art est une suite infinie de réinterprétations et de détournements d'idées, de motifs, de références. Toute création est à la fois le creuset et le lieu dynamique de multiples filiations, ruptures et influences, proches ou lointaines, d'où la singularité du geste d'auteur fait naître une œuvre originale » écrit-il en introduction. Il a également été très clair le 13 février auprès de l'AFP. « Je réfute catégoriquement les soupçons de plagiat, il ne s'agit ni de citations ni même d'hommages, je suis engagé dans la création d'œuvres originales. »

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