La culture défile contre la réforme des retraites : « Non, un artiste ne crée pas mieux dans la misère »

La culture défile contre la réforme des retraites : « Non, un artiste ne crée pas mieux dans la misère »

Dans la manif / Dans le cortège du 19 janvier à Grenoble, environ 200 personnes se sont massées derrière la bannière CGT Culture contre la réforme des retraites. Le Petit Bulletin s'est glissé parmi elles pour s'enquérir de l'état d'esprit d'un secteur qui, au-delà du report de l'âge légal de départ à la retraite, voit l'étau se resserrer.

La colère l'a emporté sur la lassitude, avec une mobilisation au-delà des espoirs syndicaux pour la première journée de manifestation contre la réforme des retraites, le 19 janvier : plus de 2 millions de personnes dans la rue selon les syndicats (30 000 à Grenoble), 1, 1 million selon le ministère de l'Intérieur (18 000 à Grenoble).

« Je suis dans le cortège culture parce que j'y travaille, mais je serais aussi là si j'étais peintre en bâtiment. On est tous dans la même merde, les infirmières, les journalistes... » On dit pas non. Marie, 38 ans et qui travaille depuis ses 17 ans, se mobilise « aussi pour les autres et pour les générations futures. J'ai un enfant ». Comme beaucoup dans le cortège, au-delà de la réforme des retraites, elle est affligée par l'inflation galopante, « en particulier sur l'alimentation ».

Quelques mètres devant, deux jeunes femmes bien emmitouflées marchent sur les voies du tram. L'une commence tout juste sa carrière en tant qu'intermittente. « C'est précaire, encore plus cette première année car je n'ai pas encore d'indemnité », indique Sophie, 26 ans. « Dans les métiers techniques comme le mien, l'espérance de vie est à 64 ans. Alors, la retraite... » Son amie, âgée de 24 ans, est enregistrée à l'Urssaf comme artiste-auteur. « Les plasticiens, on n'a pas de statut intermittent, et comme indépendante je ne cotise pas au chômage ni à la retraite. Je n'ai aucune protection ; c'est juste impossible de vivre en tant qu'artiste. Il reste les subventions publiques, mais ça porte toujours sur des projets artistiques liés à la promotion de la ville, ce genre de choses... »

« Ça fait très longtemps que je n'avais pas vu un cortège avec autant de monde », admet Michel Szempruch, animateur du Collectif des syndicats spectacles et culture de la CGT Isère. « Il y a des gens qu'on ne connaît pas, ils sont sûrement là pour la première fois. » Il y a quelques années, ce réalisateur de profession a reçu ses premiers courriers retraites, lui indiquant qu'il pourrait prétendre à une pension de 900€. « Et je vais devoir travailler jusqu'à 67 ans pour atteindre les 43 annuités », indique-t-il.

Aujourd'hui, il gagne en moyenne 2000€ par mois, après cinq ans d'études, et un début dans la vie active en pointillés. « J'adore mon métier, je suis passionné. Mais à 59 ans, je fatigue. Beaucoup seront bien pires que moi. Le minimum à 1200€, ça ne concerne en réalité que très peu de personnes, parce qu'il faut avoir été au Smic toute sa vie et avoir fait une carrière complète. Or on sait que les femmes, les précaires ou les intermittents ont forcément des carrières hachées. » Et de rappeler que « le seuil de pauvreté en France, c'est 1138€... L'enjeu de cette mobilisation, ce n'est pas que les retraites. »

Les professions de la culture, et notamment les intermittents, sont sur les dents depuis la réforme de l'assurance chômage, dont ils ont, à force de contestation, obtenu d'être exclus. Mais Michel Szempruch n'y croit pas trop sur le long terme : « Le gouvernement veut la fin des régimes spéciaux. Donc notre tour va venir, on le sait. Si la réforme des retraites passe, il va se sentir très fort, et on arrivera à la remise en question de l'intermittence, qui coûte cher. »

Ça tire de tous les côtés. La culture devient moins essentielle aux yeux de ceux qui dirigent, donc de la société.

"Non, les artistes ne créent pas mieux dans la misère", est-il écrit sur la pancarte que nous montre Patrick, 74 ans, retraité depuis douze ans. « Je continue de travailler, mais pour le fun », lâche-t-il sous son chapeau traveller. Comédien et metteur en scène, il a passé la majeure partie de sa carrière sous le régime de l'intermittence. « Si je n'avais pas eu une première vie professionnelle (dans la recherche, NDLR), je n'aurais que la moitié de ce que je perçois actuellement. Notre secteur est déjà très précarisé... Je ne vais pas dire qu'on est moins bien lotis que les mecs qui nettoient les bateaux dans les cales, mais ce n'est pas pour autant que les jeunes doivent crever la dalle. »

À ses côtés, Ienisseï, danseuse-comédienne, approuve. Si les danseurs de l'Opéra de Paris bénéficient d'un régime spécial préservé avec départ à 42 ans, ils restent une exception. « En tant que danseuse, à 44 ans, je commence à fatiguer », confie Ienisseï. Comment voit-elle son avenir professionnel, sa retraite ? « Je me dis qu'à 105 ans, j'arrêterai ! »

Dans les rangs du cortège, on discute retraites. Dans les rangs de la culture, la réforme de l'assurance chômage occupe au moins autant d'espace. « Dans la culture, on assiste à un changement de paradigme total », observe Ienisseï. « Certains vont très bien – et tant mieux –, mais il y a des milliers de petites structures en souffrance. Et on voit réellement des attaques, comme Laurent Wauquiez qui sabre les subventions... » « Qui sabre sélectivement », intervient Patrick. « Ça tire de tous les côtés. La culture devient moins essentielle aux yeux de ceux qui dirigent, donc de la société », analyse Ienisseï. « Or, pour moi, il y a clairement un vase communicant avec la montée de l'extrême droite. C'est évident ! » « Dans la culture, il y a une accumulation. Les budgets se resserrent, on ressent de plus en plus une pression idéologique de l'extrême droite... Le climat est insupportable », renchérit Michel.

À l'issue du défilé, le 19 janvier, les manifestants du secteur de la culture se sont réunis autour du collectif syndical pour préparer la suite. « On va faire de l'éducation populaire, de l'information... Le gouvernement ne va pas lâcher, la seule solution est la mobilisation et le blocage de l'économie. On est sur une lutte qui va être intéressante, car elle pose des questions de projets de société. »

 

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