« Les enfants sont aussi capables d'avoir une pensée complexe ! »

Jeune public / Alors que l’association Scènes d’enfance organise, du 20 au 27 mars partout en France, la première édition de L’Enfance des arts, « grande fête militante et inclusive des arts vivants avec et pour la jeunesse », nous nous sommes penchés sur un monde du théâtre jeunesse de plus en plus inclusif dans ses récits et ses représentations. Pour une meilleure société ?

Début des années 2010, près de Grenoble. Nous assistons à une représentation scolaire d’Oh Boy !, spectacle jeune public (à partir de 9 ans) du metteur en scène Olivier Letellier d’après un texte de l’autrice Marie-Aude Murail. L’histoire bouleversante d’un jeune adulte amené à devenir tuteur d’un demi-frère et de deux demi-sœurs qu’il ne connaissait pas. Très vite, le personnage principal, seul en scène, annonce au détour d’une phrase aimer un garçon. Bruissements dans l’assistance, dégoût de certains enfants… Malaise. La pièce se poursuit, jusqu’aux applaudissements finaux nourris qui feraient presque oublier les réflexes homophobes d’une partie des jeunes spectateurs. Depuis, nous avons revu deux fois cet excellent spectacle, lauréat d’un Molière en 2010. Et il nous a semblé que les réactions des enfants devenaient, avec le temps, moins violentes lorsqu’ils apprenaient que le héros était homosexuel. Comme si Oh Boy ! avait participé, à sa petite échelle, à changer les mentalités…

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Lionel Erdogan, le comédien qui a créé le rôle et le joue toujours (en alternance avec trois autres interprètes, dont un anglophone), confirme notre ressenti. « Quand on a commencé la pièce en 2009, j’ai l’impression que les enfants étaient moins préparés à entendre ces mots-là : "Léo c’est mon petit copain", ah, bouh, rires, gêne dans les gradins. Au fur et à mesure des années, tout ça s’est estompé. » Grâce, selon lui, à la société qui va vers plus d’acceptation : « Ce sont aussi les adultes qui ont évolué. Même si, malheureusement, je sens qu’il y a toujours des réticences, des petits regards en coin ; que l’homosexualité questionne encore certains enfants, notamment lors des échanges après la représentation. »

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« Le jeune public est en avance »

On peut le constater rien qu’en ouvrant les plaquettes de saison des théâtres : depuis une grosse décennie, de plus en plus de spectacles jeune public approchent, chacun à leur manière, les sujets sociétaux au cœur de notre époque – le genre, le féminisme, les discriminations… La metteuse en scène grenobloise Émilie Le Roux qui, en 2014, a adapté la pièce Mon frère, ma princesse de Catherine Zambon (sur un petit garçon de 5 ans en plein doute sur son genre), observe ainsi « une nouvelle génération d’artistes qui rentrent dans les textes avec une lecture critique du point de vue des différents déterminismes ». Elle s’en félicite : « Aujourd’hui, des questions traversent la société, viennent déstabiliser des grandes normes, des systèmes de domination – le patriarcat, les pensées coloniales… Évidemment que le répertoire jeune public s’en fait écho et c’est passionnant ! »

Anne Courel, directrice de la scène grenobloise labellisée "art, enfance, jeunesse" l’Espace 600 (qui participe à la première édition de L’Enfance des arts), partage cet avis, assurant même que le jeune public a été précurseur par rapport à son grand frère, le théâtre dit pour adultes. « Par exemple, le jeune public a été en avance sur les enjeux du féminisme, de la présence des femmes, pour des raisons intrinsèques : il a toujours été davantage porté par des femmes. C’est un territoire de recherche permanent. » Elle qui, en 2017, a monté le spectacle ado et féministe Ces filles-là sur un texte de l’auteur Evan Placey, se réjouit de voir « qu’il y a un tournant général dans la société avec beaucoup de gens qui disent : "Ça suffit, on ne nous écoute pas". Les artistes sont l’un des reflets de ce mouvement. On est aujourd’hui par exemple très nombreuses à ouvrir notre bouche grâce à la scène pour que les petites filles prennent la parole, pour dénoncer l’oppression qu’elles subissent… »

« Poser des questions et non passer un message »

Pour Lionel Erdogan, le fait que certains artistes se confrontent à d’autres récits, à d’autres schémas, participe à un épanouissement du jeune public. « Plus il a de représentations différentes, de réponses à ses interrogations, plus un enfant peut s’ouvrir au monde et sa diversité. C’est cette représentativité qui fait évoluer les enfants et, donc, la société. » Il prend l’exemple d’Oh Boy !, avec des jeunes garçons et des jeunes filles qui, « finalement, grâce à la force du texte, se mettent à aimer le personnage au fil du spectacle,  peu importe là où son cœur penche. J’en suis convaincu : c’est avec plein de petits pas de ce type qu’on en fait des grands ! »

Une bouffée d’oxygène qui, dans une société française souvent prise dans des paniques morales (lors des débats sur le mariage pour tous il y a dix ans, ou aujourd’hui, autour de la transidentité), ne plaît pourtant pas à tout le monde, Oh Boy ! et Mon frère, ma princesse ayant rencontré quelques difficultés avec des élus et des militants de la Manif pour tous lors de leur tournée. Émilie Le Roux : « Pour certaines personnes, ne serait-ce que poser la question, par exemple, des déterminismes de genre à des enfants, ça va déjà trop loin, comme si ce n’était pas un sujet pour eux. Mais les enfants habitent dans le même monde que nous, avec ses paradoxes, ses contradictions… Ils sont aussi capables d’avoir une pensée complexe ! » Aux artistes, alors, de leur permettre de développer cette pensée complexe, avec subtilité, conclut-elle. « On est bien là pour poser des questions et non passer un message ou être dans la morale. L'idée est, selon moi, d'éviter le volontarisme thématique. C'est pour ça qu’il est important que la question politique se fonde dans la démarche poétique et artistique. » Comme ce fut le cas avec Oh Boy !, Mon frère, ma princesse, Ces filles-là ; et comme c’est le cas dans de nombreux autres spectacles revigorants que l’on découvre chaque année avec plaisir, même en n’étant plus enfant depuis de (trop) nombreuses années !

L’Enfance des arts du 20 au 27 mars dans toute la France, à l'Espace 600 à Grenoble. Programme complet sur www.enfancedesarts.com

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