Un trésor nommé "Campana"

Cirque / Il est des spectacles qui émerveillent et bouleversent. Ils sont rares. "Campana", dernière création en date du Cirque Trottola programmée à la MC2, est de ceux-là. Du sous-sol aux cimes de leur chapiteau, Titoune et Bonaventure Gacon témoignent de la complexité à faire humanité. Et d'un indicible espoir.

Il y a dans cette pièce-là les mots de Jean-Loup Dabadie et Serge Reggiani. Il pourrait y avoir tous ceux de Beckett.

Cette création est aux antipodes de l'entertainment à la québécoise, sans être dénuée de spectacle – nous sommes bel et bien au cirque avec ses codes (une piste, un chapiteau, une arène de spectateurs) et ses artistes (un clown, une trapéziste, deux musiciens). Il n'y a de drague sous couvert d'une débauche d'effets inutiles.

« Alors, on y va ? »

Au commencement, dans Campana, un homme un peu bourru et une brindille sortent des dessous de scène au son d'une cloche (campana en italien) puis sont avalés et recrachés dans un bruit d'orage assourdissant. Au centre, ce n'est pas une simple scène : c'est un cœur qui bat, qui bout, celui de la Terre, de ses entrailles aussi accueillantes que malveillantes. D'emblée, de ce travail, surgit quelque chose de sanguin et remuant. Titoune et Bonaventure Gacon réinventent un rapport physique au cirque. Ils font de cette toile une cathédrale païenne, de celles qui s'ouvrent aux douleurs du monde pour souffler sur les plaies et tenter de les cicatriser. Le clown prend parfois la parole pour quelques mots, il joue avec sa partenaire dont le corps se contorsionne autant que le sien semble emprunté.

Mais chacun, avec leurs différences burlesques, se comprennent. Mieux, ils dialoguent avec leurs moyens. Tout chez eux est artisanal. Ils maîtrisent à merveille les portés, en inventent de nouvelles formes, se saisissent par toutes les parties de leur corps. Car ici, le cirque est la base de leur langage. Titoune virevolte, se lance, avec une agilité et une précision extrêmes, tout en haut de ce chapiteau pendant qu'au sol, Bonaventure Gacon accomplit des gestes qui peuvent requérir de la force : pousser une brouetter, se jouer d'échelles... Le spectacle est fait de petits riens, ne cherche pas à faire récit et, pour autant, se tisse un univers qui ne cesse de s'agrandir. « On essaie de ne pas trop intellectualiser. Pour nous, le cirque reste très animal, très instinctif. La force du cirque est que les gens se mettent en cercle pour essayer de comprendre une réalité. Ce sont les spectateurs qui vont faire qu’on va dessiner cette réalité-là. On essaie de travailler à rebours, de se mettre juste dans la sensation et de ne pas trop polluer ça en essayant de raconter », relatait Bonaventure Gacon sur France Culture le 6 décembre 2018, lors de l'émission Par les temps qui courent.

La structure même du chapiteau est fondamentale. 300 places seulement pour une proximité avec ceux qui les observent et surtout cette drôle de chose plantée sur les places publiques ou aux abords des théâtres « raconte quelque chose, les gens doivent le contourner », disait-il encore quelque mois plus tard sur la même antenne.

« Allons-y »

Dans ce cercle, où se diffuse une électricité qu'il dit « vive », il incarne un clown « bourru, solitaire, triste, qui essaye de se dépatouiller avec ça », en prise à la nostalgie qui traficote les aiguilles d'une horloge. Il est souvent désorienté comme s'il était mis au rebut, offrant par effet ricochet cette disposition nécessaire au public : l'abandon. Le maquillage accentue sa figure de paumé mais, là encore, ce n'est pas un homme complètement à la marge qui se dessine, il s'agit plutôt d'un angle décalé sur ce qui peut être considéré comme la marge ou la normalité. Celui qui semble comme lui un peu perdu n'est-il pas plus lucide que ceux qui marchent vite et fort, déterminés dans un monde qui perd d'autant plus ses sens que ceux qui le fréquentent le torpillent ? Ces questions ne sont bien sûr pas directement posées mais elles suintent par tous les pores de ce Campana.

Comme le décrit subtilement le metteur en scène et auteur François Cervantès, dans un "regard" sur le spectacle encore en création en mars 2018 : « Ils (les deux personnages) seront étonnés de découvrir des humains réunis dans ce chapiteau, calmement assis au-dessus des gouffres, souriants et ouvrant des yeux d'enfants ». Dans cet abysse sous nos pieds, qu'y a-t-il ? Il semble que ça grouille, qu'à l'image de ces deux-là qui ont pu s'échapper, d'autres (sont-ils des migrants ? Des précaires ? Des Résistants coincés dans une cave ?) attendent leur heure. Le temps est la clé de voûte de Campana. Il échappe autant qu'il se scande et se décompte ; le point d'orgue étant cet inouï final qu'il faut absolument taire et qui précisément requiert de longues minutes pour se mettre en place. Nul éclat ou éclair. Revenir au temps long et à la possibilité pour chacun de s’élever au-dessus de lui-même.

À cet égard, les deux musiciens, Thomas Barrière (batterie, guitare) et Bastien Pelenc (violon, clavier, voix, clochettes) sont d'indispensables compagnons d'odyssée puisque rien ne se construit seul. « Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours - Moi aussi », se disaient Vladimir et Estragon. Campana est de la trempe de Godot : une œuvre puissante et inépuisable.

Campana
Á la MC2, du 29 novembre au 11 décembre.


Trottola en son cercle

Des photos de presse au compte-goutte, des dessins pour affiches, des teasers vidéo inexistants : la compagnie Trottola née en 2002 cultive son jardin comme on couve un trésor. Ceux-là mêmes qu'elle produit. À commencer par Trottola (toupie en italien), créé avec Bonaventure Gacon, Titoune et Laurent Cabrol, parti désormais sur des aventures jumelles en compagnie d'Elsa de Witte (là encore, dans leur Petit Théâtre de gestes, pas de traces filmées mais une fabrique de situations attachante et hautement technique).

Juste avant le début de cette aventure, Bonaventure Gacon, diplômé de Rosny-sous-Bois puis du CNAC de Châlons-en-Champagne, entamait son monologue clownesque Par le Boudu (encore en tournée !). Avec Titoune, trapéziste, formée à l’école de cirque de Montréal, passée au Cirque Plume et, entre autre dans ce marquant spectacle dans un camion Da/Fort, ils créent en 2007 Volchok (toupie en russe) dans laquelle la piste est au centre d'un dispositif en bi-frontal. Le duo s'entoure du jongleur danois, Mads Rosenbeck, et de l'univers musical de Thomas Barrière et Bastien Pelenc. Pour Matamore, ils s’associent au Petit Théâtre Baraque.

Cette fois-ci, la fosse de Campana est ouverte comme si les circassiens évoluaient dans un tambour. Montré pour la première fois à Die, où la compagnie est installée, cette "terrible beauté " peuplée de freaks bouleversants sera donnée près de 300 fois comme les précédents spectacles. Puis vint Campana en avril 2018, à Lille et dans la foulée notamment chez leur voisin de La Cascade, le seul pôle national de cirque de la Région, co-producteur. Voici maintenant à Grenoble ce spectacle tant attendu et au-delà des espérances, avant de revenir à Lyon cet été, aux Nuits de Fourvière.

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