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Cédric Klapisch : « on est tous des anonymes »
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 10 septembre 2019 - 3845 lectures
Photo : © Emmanuelle Jacobson / Ce qui me meut
Deux Moi
De Cédric Klapisch (2019, Fr, 1h 50) avec Ana Girardot, François Civil...
Deux Moi / Renouant avec deux des comédiens de "Ce qui nous lie", Cédric Klapisch revient dans la foule des villes pour parler… de solitude. Un paradoxe qu’il explique volontiers.
D’où venu cette idée de mélanger en un seul film thérapie et drame existentiel ?
Cédric Klapisch : Un scénario est toujours un mélange d’idées. Là, il y avait le désir d’une sorte d’hommage à ma mère, psychanalyste à la retraite. Il y a six ou sept ans, redoutait le moment où elle aurait son dernier patient. Je me suis interrogé sur ce qu’était son métier. Dans le même temps, je me demandais si une histoire où deux personnes célibataires ne se rencontrant qu’à la fin d’un film pouvait marcher : comme je ne n’en avais jamais vu, j’ai essayé. C’est intéressant de prendre deux personnages un peu au hasard dans la grande ville et d’essayer d’être précis sur cette idée des “deux moi“ : on va assez loin dans l’intime de chacun, à l’inverse des romantic comedy. Ça décale un peu le sujet puisqu’ici on parle d’avant la rencontre.
à lire aussi : Cédric Klapish est de retour avec "Deux moi"
Il y a beaucoup de réminiscences de Chacun cherche son chat — pas seulement parce qu’un chat fait du lien social et par la présence de Garance Clavel ou Renée Le Calm au générique. Ici aussi, vous vous interrogez sur ce que c’est qu'être dans un quartier aujourd’hui à Paris…
Ce n’est pas tout à fait le même sujet même si c’est proche : dans Chacun cherche son chat, le personnage de Garance Clavel comprenait qu’elle était seule parce qu’elle perdait son chat. Ça la mettait face à un manque plus profond. En rencontrant des gens de son quartier, elle se rendait compte qu’avant elle était seule et qu’elle ne connaissait personne.
Quant à Renée Le Calm, j’ai assisté à son enterrement en juin. Son petit-fils m’a dit : « elle était anonyme, merci de ne pas l’avoir laissée anonyme ». Je pense que le cinéma essaie de sortir les gens de l’anonymat. Et c’est un peu ce qu’il y a dans les deux films : on est tous des anonymes, que l'on soit un agriculteur dans les Alpes ou au centre de la France ou dans des villes où, de façon assez différente, on est isolé par l’anonymat et le fait qu’il y ait beaucoup de gens autour. Bizarrement, cette solitude dans les grandes villes peut être plus dure. C’est certainement le sujet des deux films, en tout cas.
L'avez-vous déjà éprouvée ?
Pas tellement — c’est bizarre, hein ? Je suis né à Paris, contrairement au personnage de François Civil qui vient de province. Lui, sa solitude est liée au fait qu’il n’a pas encore investi un cercle de gens. J’ai toujours été à Paris, avec des copains, une vie sociale assez remplie, je ne me sens pas seul…
Même lorsque vous étiez à New York ?
Si, quand j’étais étudiant… Il y avait cette solitude d’être un Français dans New York, parce que j’étais assez accroché aux gens qui étaient dans l’école avec moi… Il y avait une petite famille qui s’était fabriquée, qui ressemblait assez à L’Auberge espagnole. C’est intéressant : quand on est étranger dans une ville, systématiquement on devient très proches des gens qui sont eux-mêmes des migrants. Cet épisode a duré deux ans, quand même. Et quand je suis revenu en France, je me suis rendu compte à quel point il y avait un socle de gens autour de moi : la famille, le cercle des amis…
Vous faites également une critique de l'usage des réseaux sociaux dans les rapports amoureux…
C’est très paradoxal parce que je suis très consommateur des réseaux sociaux, et j’aime ce qu’ils apportent — comme Instagram. Mais je vois aussi leur effet pervers. Au début, on s’était dit que Facebook serait formidable parce que les gens allaient pouvoir s’exprimer, que ce serait la démocratie participative… Comme les gilets jaunes, une manière de faire de la politique autrement, en fabriquant des groupes échappant aux syndicats, aux partis politiques… On a cru dans un premier temps que les réseaux sociaux échappaient à une espèce de pouvoir dictatorial, mais — on l’a vu dès les Printemps arabes — les dictatures entrent par la fenêtre, avec leur esprit de récupération.
Pour appliquer cela à la rencontre amoureuse, avant d’écrire le scénario, je me suis documenté auprès de psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes.
Beaucoup de leurs patients étaient des victimes directes des réseaux sociaux — donc en ce moment, ils vivent beaucoup des réseaux sociaux (rires). Ça fabrique de la paranoïa, de la jalousie, de l’aigreur, de la dépression… C’est quand même étrange que ce soit sensé apaiser les crispations — ou en tout cas créer du lien entre les gens — et que ça crée des choses négatives.
En avez-vous parlé avec des trentenaires ?
Oui, parce que je n’ai jamais fait Tinder. Je pense que je serais devenu dingue à vingt ou trente ans avec ça (rires). J’ai parlé avec des gens de trente ans — plus de filles que de garçons, d’ailleurs. L’une, qui sortait d’une famille très protectrice, me disait qu’elle avait échappé à sa timidité en rencontrant plein de mecs. Ça l’avait libérée. En revanche, dans un deuxième temps, elle est devenue addict : elle en parlait comme de la drogue. Ça peut être bon mais faut savoir doser.
Le film présente d’autres témoins des temps contemporains ou de la modernité, que l'on ne voit pas mais que l'on entend : les trottinettes. C’est la première fois dans un film français qu’on les entend à ce point…
C’était une des choses dont j’ai parlé au monteur son : de la même façon que j’ai essayé de montrer les nouveaux quartiers parisiens, il y a de nouveaux sons. Il ne les avait jamais entendues et après, il avait l’impression de les entendre partout (rires). Je ne sais pas si elles vont disparaitre dans les deux ans qui viennent, mais on les entend beaucoup.
Comment définiriez-vous le personnage de Simon Abkarian, l’épicier du quartier ? Comme la bonne fée, le génie du contes orientaux ?
C’est un peu tout à la fois. Le monde entier est dans sa boutique : toutes les régions de France, des trucs grecs, italiens, arabes… Et c’est le représentant de la convivialité dans un monde moderne qui ne l’est plus.
Et dans ce monde qui fabrique du froid, il faut des gens comme l’épicier ou les psy qui essaient de revenir à la convivialité, à la manière de se parler ou se connaître entre nous. Sa fameuse phrase « c’est pas vous, ça » en parlant du pesto ou du curry, c’est l’idée que lui va connaitre son client ; du coup, il aura une action différente des algorithmes qui disent d’acheter. Il est un représentant de la chaleur humaine et une bonne fée.
Votre mise en scène joue de l’alternance entre la distance et la proximité…
Le film est construit sur différentes échelles. Une échelle large quand on voit des vues de Paris et plein de petites fenêtres avec des gens qui habitent, et puis des choses très précises à l’intérieur. Rémy dans l’entrepôt, Mélanie qui étudie les bactéries, avec toujours un discours sur l’infiniment grand et l’infiniment petit et le fait que l’on passe d’une échelle à l’autre en regardant des choses très petites ou au contraire très larges, un peu globales.
À propos de proximité, avez-vous eu la tentation de finir autrement que sur le contact entre les “deux moi“ ?
Oui, et quand le monteur a fait le premier montage, il a arrêté avant qu’on les voie danser. C’était très fort et c’était horrible (rires). On ne les voit pas beaucoup ensemble, moins de trente secondes, mais je peux vous dire que si elles n’y étaient pas, ce serait dur. En plus il n’y a eu qu’une prise qui fonctionnait, avec un sourire à la fin.
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