Théâtre / En trois heures parfaitement huilées, Caroline Guiela Nguyen livre son spectacle le plus abouti. De la mécanique de très haut niveau au service d'un mélo assumé.
« Une histoire contemporaine des larmes ». C'est ainsi que le texte de Caroline Guiela Nguyen est sous-titré sur le site de son éditeur Actes Sud. Cela trace l'histoire même de son parcours artistique depuis sa sortie en 2009 (de l'école) du TNS qu'elle dirige désormais. Elle brûle, Le Chagrin, Saïgon : c'est elle. Lacrima est cependant beaucoup moins larmoyant que ses précédents opus, notamment le très inconsistant Fraternité. Elle parvient à l'acmé de son spectacle, à positionner toutes les pièces de son puzzle (sujet, mise en scène, vidéo, jeu — comme toujours assuré par des pros et des amateurs pour la première fois indémêlables...—) si serrées les unes ou autres qu'il ne reste plus d'air. Alors acceptons la plongée en apnée dans ce spectacle construit en cliffhangers dignes d'une (bonne) série dont les épisodes s'enchaineraient pour être binge-watchés en une seule gorgée.
Flashback
Au commencement, une femme est en visio avec sa médecin. Elle est la première d'atelier de la maison de haute couture Beliana. Elle s'écroule : arrêt cardiaque. Sa fille ado pleure et une lettre testamentaire est projetée sur scène.
Rembobinons. Nous sommes huit mois plus tôt. Une princesse anglaise annonce qu'elle va raconter l'histoire de sa et de son voile de mariage. Un conte ? Non, ça se passe aujourd'hui, en 2025 (le spectacle a été créé l'année dernière au Festwochen de Vienne puis à Avignon).
Il est question d'une succession de dominations qui vont de Londres au bureau parisien du faubourg Saint-Honoré en passant par la maison de couture, les ateliers des dentellières d'Alençon chargées de restaurer l'iconique voile, puis des brodeurs et brodeuses de Mumbai à l'autre bout du monde.
À cette internationale du travail, où toutes et tous sont tenus au secret de la fabrication, s'ajoutent les vies intimes des personnages. Par exemple, les relations tendues de Marion (sidérante Maud Le Grevellec, seule interprète à n'endosser qu'un seul rôle tant il est pivot) avec sa fille en crise d'adolescence et son mari, tantôt subordonné au travail, tantôt insidieux bourreau dans leur vie privée.
Suivre la conception de cette robe est une magnifique idée de théâtre tant elle convoque différents lieux et espaces. Au cœur de cette mise en scène, on observe la contribution absolument remarquable du costumier historique de cette compagnie des Hommes approximatifs, Benjamin Moreau. C'est le travail d'artisanat que requiert ce métier qui est ici montré notamment lorsque des dentelières enregistrent une émission de radio pour en parler. Un métier qui est aussi un sacerdoce qui abîme, qui rend aveugle prématurément. La santé en danger est un des grands axes de Lacrima, à l'instar de la santé psychique dégradée de Marion.
Happy end
Dans ce vaste espace blanc, c'est enfin une critique géopolitique qui se dessine : il est compliqué d'avoir un visa pour l'Angleterre ou Paris quand on est indien, l'Europe dicte ses normes à l'Asie sans prendre en compte la réalité du terrain. Des chiffres s'affichent en appui de cette démonstration de domination du sud par le nord. Le plus sidérant de toute cette mécanique en action est que la robe ne sera portée qu'une demi-heure par la mariée. Ultime rebond d'une pièce qui n'en manque pas.
Lacrima
Du 13 au 21 février, aux Célestins (Lyon 2e) ; de 5 à 40 €
Rencontre avec le costumier Benjamin Moreau samedi 15 février à 17h30. Dans le cadre du samedi Célestins ; entrée libre