Barfly / Adaptation magistrale du roman maudit de William S. Burroughs dans laquelle s'abandonne Daniel Craig, bras droit d'un Luca Guadagnino inspiré, qui signe un film sensoriel, insaisissable et bouleversant.
Auteur halluciné et réputé inadaptable (même David Cronenberg se cassa en partie les dents sur Le Festin nu), William S. Burroughs laisse derrière lui une œuvre très largement autobiographique, hantée par ses multiples déboires et tourments. Sur le papier, la transposition de ses écrits par un cinéaste aussi versatile que Luca Guadagnino était à double tranchant. Queer, récit minimaliste, qui suit l'errance sud-américaine de William Lee, double fictif de Burroughs, entre alcool, sexe et psychotropes, nécessitait un point de vue cinématographique affirmé. Le réalisateur de Call me by your name, qui rêvait de porter le livre à l'écran depuis plus de trente ans, réussit son pari haut la main. Il impressionne par sa capacité à transformer les mots de l'écrivain en visions de cinéma.
L'œil et l'esprit
Formaliste assumé, Luca Guadagnino trouve la parfaite équation à la faveur d'une direction artistique cohérente, où les opposés fusionnent et se confondent dans un troublant vertige. Les décors ouvertement factices (le tournage s'est effectué intégralement dans les mythiques studios de la Cinecitta) semblent paradoxalement tangibles. Dans son approche charnelle, mêlant amour et répulsion, il magnifie la décrépitude physique et psychique de son protagoniste, loin des corps "parfaits" qu'il a pris l'habitude de filmer de Call me by your mame à Challengers. Il peut compter sur la performance courageuse et concernée de Daniel Craig, déglamourisé au possible, avec lequel il fait constamment corps. Plans en vue subjective, perceptions de l'esprit de l'anti-héros, distorsion de l'image et du son, les audaces formelles du réalisateur tiennent moins de l'illustration virtuose que de l'appropriation des spécificités de la langue de Burroughs.
Bienvenue dans la jungle
Chapitré, le film observe l'enchaînement elliptique de blocs distincts dont la tonalité varie au gré des errances éthyliques de William Lee. L'ennui existentiel des personnages durant le premier acte, traversé par des fulgurances poétiques (la scène de l'hôtel), laisse ainsi place à un récit d'aventure quasi burlesque. Guadagnino ne perd jamais de vue la noirceur de son portrait de paumés, Américains en déshérence en plein cœur d'un Mexique de carte postale d'où émergent malicieusement les symboles d'un impérialisme triomphant (les pubs pour Coca-Cola). Là encore, l'image d'Épinal et la réalité sordide coexistent et se répondent. Lorsqu'il pénètre en pleine jungle, le cinéaste convoque le surréalisme. Il se livre à des visions oniriques et chamaniques, qui trouvent leur acmé dans une hallucinante chorégraphie où les corps sublimés fusionnent presque chimiquement. Cette scène risquée fait advenir une émotion certaine, palpable et inattendue, précédant un final proprement bouleversant et obsédant. Ces ultimes mouvements achèvent un dessein intime et ambitieux. Intelligent et intelligible, accessible et exigeant, viscéral mais aussi cryptique et ambigu, Queer est une époustouflante odyssée des sens et des sentiments perdus.
Queer
De Luca Guadagnino (U.S.A, Italie, 2h16) avec Daniel Craig, Drew Starkey, Jason Schwartzman...
En salle le 26 février 2025