Les dossiers de Barbet
Plus de trente ans après son terrible «Général Idi Amin Dada», Barbet Schroeder, cinéaste insaisissable, démontre sa force de documentariste avec «L'Avocat de la terreur», sur l'énigmatique Jacques Vergès.Christophe Chabert
Traverser sans encombre les filets du cinéma psyché, de la fiction érotique, du film d'auteur à la française et du blockbuster américain n'est pas à la portée de n'importe qui. Barbet Schroeder l'a fait, et souvent avec brio. Si cet itinéraire n'a pas toujours connu que des sommets (mais quand même... Rien que ces dernières années : Before and after et La Vierge des tueurs...), il lui offre aujourd'hui un nouveau virage en tournant un documentaire sur Jacques Vergès. Un virage, mais aussi un retour trente ans en arrière, quand il posait sa caméra en Ouganda pour filmer en plein exercice le dictateur Idi Amin Dada. Schroeder, visiblement fasciné par des êtres dont la part (très) obscure se marie avec une aisance parfaite pour se mettre en scène face à la caméra, prend ses sujets encore frais, leur donne la parole et les laisse lentement dévoiler au spectateur leurs errances les plus noires. Dans le cas d'Amin Dada, c'est par ses propos délirants et ses tics nerveux, notamment face à ses contradicteurs, qu'apparaît sa vraie nature de tyran. Avec Vergès, la stratégie est différente, plus kaléidoscopique ; le résultat encore plus glaçant.Fondus du rouge au noirVergès, compagnon de la libération né d'une mère vietnamienne et d'un père réunionnais, s'accomplit comme avocat en défendant en 1957 Djamila Bouhired, nationaliste Algérienne responsable d'un des attentats qui déclencha la bataille d'Alger. L'anticolonialisme sincère de Vergès - et son coup de foudre pour la jeune femme, qui deviendra son épouse - est le point de départ d'une dérive inattendue vers des causes plus troubles : sa disparition pendant huit ans (pour rallier Pol Pot au Cambodge ? Pour soutenir le FPLP en Palestine ?), son retour pour défendre les terroristes du groupe de Carlos, son rôle d'avocat «seul contre 40» au procès Barbie, et enfin sa relation avec le terroriste Carlos. Si l'enquête de Schroeder, passionnante d'un bout à l'autre, n'accable jamais ce monstre de cabotinage et d'orgueil autosatisfait, c'est parce que les faits, têtus, montrent à quel point il ne fait qu'accompagner avec le flair d'une mouche à merde les aberrations idéologiques des époques qu'il traverse - du rouge au noir. Le film est stupéfiant quand il fait défiler des hurluberlus dangereux (on voit passer, incrédule, un témoin présenté comme «Nazi suisse, musulman et journaliste» !) qui semblent tous entretenir un rapport névrotique à la question politique. Cette névrose est aussi celle de Vergès, bon vivant qui aime les cigares et les femmes - peut-être le fil rouge de tous ses combats, ce qui relativise la notion d'engagement... Quant aux «causes» qu'il défend, c'est plus par provocation ou par jeu, même quand il s'agit d'être l'avocat d'un tortionnaire de la gestapo. Et ça, ça fait vraiment froid dans le dos...L'Avocat de la terreurde Barbet Schroeder (Fr, 2h15) documentaire