Les Témoins
Quand André Téchiné met en perspective ses élans romanesques avec l'histoire française, son cinéma prend une autre envergure : après Les Égarés, il le démontre à nouveau grâce aux Témoins.Christophe Chabert
Il s'est passé quelque chose dans le cinéma de Téchiné. Les Roseaux Sauvages, succès public inattendu mais aussi vrai tournant dans sa filmographie, a mis du temps à infuser dans le reste de son œuvre : l'autobiographie du récit y était sans cesse complétée par un background historique discret mais bien présent, à savoir la Guerre d'Algérie. Ce besoin d'intégrer la grande Histoire dans une forme romanesque que Téchiné maîtrise presque trop bien, le cinéaste le retrouvait dans Les Égarés, cavale dans la campagne française pendant l'exode de 1940. Avec Les Témoins, cette valse du collectif et de l'intime prend une dimension clairement politique, car les quatre saisons du film sont celles de l'apparition du SIDA en 1984.Critique et cliniqueSarah est écrivain, mariée avec Mehdi, flic ouvert d'esprit, et amie avec Adrien, médecin gay en rade sentimentalement. C'est lui qui introduit au sein de ce trio harmonieux Manu, fraîchement débarqué à Paris pour y vivre pleinement sa jeunesse. Manu bouleverse d'abord les rapports affectifs entre les personnages : Adrien est renvoyé à sa solitude, Mehdi doit assumer son homosexualité refoulée, Sarah va affronter les conséquences d'une vie de couple «libre». Jusqu'ici, Téchiné récite avec brio son bréviaire romanesque à base de désirs enfouis et de scènes intenses qui s'entrechoquent fiévreusement pour coller à l'urgence du récit. Mais quand la tragédie s'invite dans le film à travers la maladie qui touche Manu, Les Témoins se dédouble constamment entre son texte littéral (que Téchiné résume à travers la voix-off de Sarah rédigeant le roman de leur histoire) et un sous-texte politique pertinent, c'est-à -dire profondément actuel. D'un côté, le spectateur est happé par la douleur qui frappe la communauté ; de l'autre, il ressent les enjeux à long terme de la situation, à savoir la fin d'une utopie du vivre ensemble et le début d'une société de citoyens isolés vivant dans la peur de l'autre (dont William Friedkin vient de filmer le stade critique avec son brillant Bug). Si le discours porte juste et loin, c'est aussi parce que Les Témoins est un film fondé sur des émotions franches et contradictoires, passionnément portées par le trio d'acteurs principaux. Emmanuelle Béart, grande actrice instinctive et muse féconde du cinéaste ; Sami Bouajila, toujours aussi impressionnant dans des rôles de plus en plus casse-gueule ; et enfin Michel Blanc, génial dans le rôle d'Adrien, le personnage le plus fascinant du film, écartelé face à un drame collectif dont il se fait le rempart scientifique, mais qu'il est impuissant à combattre dans sa vie personnelle. Blanc en gay chauve à lunettes est bel et bien mûr pour un biopic de Michel Foucault !Les Témoinsd'André Téchiné (Fr, 1h52) avec Emmanuelle Béart, Michel Blanc, Sami Bouajila...