Coeurs
Alain Resnais met en scène une œuvre à la tristesse insondable sur la solitude contemporaine. Un testament ?Christophe Chabert
Le majestueux travelling aérien qui ouvre Cœurs plante le décor : Paris sous la neige, de nos jours. Mais quand il pénètre par la fenêtre dans un appartement que Thierry, agent immobilier, fait visiter à Nicole, sa cliente récalcitrante, nous sommes clairement ailleurs ; en studio, certes, mais surtout dans un film d'Alain Resnais. Ici, on parle une langue propre au cinéaste, irréelle et théâtrale, relayée par le jeu très précieux des acteurs, presque tous pensionnaires de son cinéma (Resnais plie d'ailleurs le texte à son casting, transformant Dussollier et Isabelle Carré en frère et sœur : absurde, mais pas grave). Une langue qu'il emprunte à une pièce d'Alan Ayckbourn, auteur que Resnais avait déjà porté à l'écran dans Smoking/No Smoking (Jean-Michel Ribes remplace Bacri et Jaoui à l'adaptation, et on y perd au change), et qu'il déploie dans des décors en trompe-l'œil pour un film sur les illusions et la désillusion.«C'est triste, terriblement triste»Le film semble fonctionner par couples : Nicole et son mari Dan, viré de l'armée, alcoolique et oisif ; Thierry et sa sœur Gaëlle, qui attend l'âme sœur ; Lionel, barman désabusé, et Charlotte, bigote dévouée. Mais Thierry travaille le jour avec Charlotte, Lionel remplit les verres de Dan, qui rencontre Gaëlle après avoir largué Nicole... Toutefois, ces tandems se mentent et se trompent et échouent à se comprendre mutuellement ; leurs dialogues sont plutôt des monologues croisés qui repoussent le moment où chaque personnage va affronter sa solitude. Resnais se plait ainsi à multiplier les cloisons entre eux, jouant avec les focales et la largeur du cinémascope, dont il fut un des maîtres avec Marienbad ; sans parler de la photo, toujours légèrement brumeuse, comme si on contemplait ce monde à travers un rideau... ou un linceul ! Car Cœurs est un film un pied dans la tombe, empreint d'une tristesse absolue. Les espaces vides ou déjà glacés par le temps (du vieux pavillon au bar lounge), la neige qui ne fond jamais et tombe sans arrêt, même à l'intérieur de la pellicule, une époque improbable où l'on parle d'Internet avant de disserter sur la technologie des magnétoscopes, tout ça pue la mort à plein nez. Jamais la mise en scène de Resnais, cette façon implacable d'organiser le monde en fonction de la caméra, n'avait paru si raccord avec ce qu'il filme : un dernier tour de piste désenchanté avant fermeture définitive. Et Dieu dans tout ça ? Son ombre plane dans Cœurs, mais de manière retorse : la Chrétienne du film est ainsi une tentatrice par le sexe, plaçant derrière d'hilarantes émissions de variét' catho ses strip-teases morbides, puis appliquant l'euthanasie par l'orgasme. Même la chair est «triste, terriblement triste» et ne conduit qu'au cimetière. Resnais a 84 ans. Fera-t-il d'autres films ? Si son œuvre finissait par les plans magnifiques qui terminent Cœurs, cela ferait un terrible testament...Cœursd'Alain Resnais (Fr-Ita, 2h05) avec Sabine Azéma, Lambert Wilson, Pierre Arditi, Isabelle Carré...