Le Soleil
Portrait jubilatoire et ambigu d'un Hirohito qui fait la nique aux Amerlocks, le nouvel opus d'Alexandre Sokourov, après Père, fils, nous illumine. Critique ébahie. LUC HERNANDEZ
Drôle de film de guerre en chambre. Le Soleil, c'est l'empereur Hirohito, véritable divinité au Japon, juste après la capitulation en 1945, en pleine occupation américaine. Et Sokourov le filme chez lui, s'occupant de biologie marine, ou dégustant méticuleusement son breakfast anglais avec un flegme tout britannique. À part quelques plans aériens en flash-back du pays en guerre, il ne montrera rien ou presque de la grande Histoire (à part la conversation, restée secrète dans la réalité, entre Hirohito et le général McArthur). Ce qui l'intéresse, comme déjà dans l'étrange Moloch consacré au couple sordide Hitler - Eva Braun, c'est de dessiner un portrait en creux par un passionnant travail de fouille, de déviance et de fiction politique. À rebours de la mode des biopics, ces biographies pour scénaristes en mal d'inspiration qui se contentent le plus souvent de romancer plus ou moins habilement ce qui est déjà notoire, Sokourov choisit de filmer ce qui n'est pas, ou moins, connu : la chute plutôt que l'arrivée au pouvoir, les manies quotidiennes et les temps morts qui vont révéler une personnalité. Cinéaste des à -côtés historiques, il reconstitue par la fiction tout ce sur quoi les cahiers d'Histoire font nécessairement l'impasse. À commencer par cette matière éminemment ambiguë qu'est la vérité humaine.La dernière marche de l'empereurLa démarche se prête particulièrement bien au personnage d'Hirohito, figure légendaire et animal politique insaisissable. Joues tremblantes, verbe hésitant et petits pas d'inadapté, le divin empereur véhicule la tendresse des fous, incapable d'envisager d'ouvrir une porte tellement il a toujours été habitué à se faire servir. Mais cette infirmité apparente, il saura en jouer durant les négociations avec les Américains, pour mieux fausser le jeu. Dans son Millénaire mode d'emploi qui vient de paraître chez Tristram, J.G. Ballard dresse un portrait sagace de l'empereur japonais, qu'il résume comme " un opportuniste rusé qui exploita sa propre attitude fluctuante et son propre manque d'assurance dans ses relations avec les chefs militaires ". La grande réussite de Sokourov, c'est de restituer à merveille cette façon de biaiser avec la réalité, et d'utiliser la faiblesse et le flou comme une arme politique. " Je ne suis plus un Dieu. J'ai renoncé à ce destin ", commente l'empereur. Il accepte d'être déchu, de se laisser photographier par la presse américaine et de se faire appeler Charlie Chaplin. Il accepte de parler Anglais tant bien que mal et de céder aux sirènes capitalistes. Mais en échange, l'air de rien, il aura réussi à rester au pouvoir, et demeurera empereur jusqu'en 1989. En parfaite intelligence avec son personnage, Sokourov filme aussi bien la chute d'un certain idéalisme, le renoncement à une forme de divinité, que la supériorité d'un esprit qui aura su bluffer son ennemi. Issei Ogata, visage grimé, gants blancs et costard tiré à quatre épingles, est parfait en petit frère de Dirk Bogarde dans Mort à Venise. Pathétique et digne à la fois, vraiment souverain et faussement impuissant, il traverse le film comme un mirage qui aura toujours le dernier mot sur la réalité.Le Soleil d'Alexandre Sokourov (Rus-Fr-It-Sui, 1h50) avec Issey Ogata, Robert Dawson...