Grandeur et décadence
En vingt ans, Alexandre Sokourov a tissé un des paysages esthétiques les plus originaux du cinéma indépendant. Rappel d'effets, très spéciaux. LH
À l'époque, le soleil ne brillait pas beaucoup dans le cinéma d'Alexandre Sokourov. Premier film du cinéaste russe à être distribué en France, Sauve et protège (1989) se voulait une adaptation, très personnelle, de Madame Bovary. Supplice hermétique de 2h30, ce pensum existentiel culminait sur un tas de fumier où les amants, nus, inertes et allongés, n'en finissaient pas d'attendre, et nous aussi, que le brave Sokourov, veuille bien, nom d'un chien, passer à la séquence suivante. Sa recherche esthétique était alors au niveau zéro. Il ne va pas tarder d'évoluer... dans une optique diamètralement opposée. 1997, sort Mère et fils, premier volet d'un diptyque filial qui assure sa renommée. Histoire minimaliste (un fils prend soin de sa mère mourante dans une campagne éternelle) et première pierre dans son édifice esthétique. Les films de Sokourov ne sont toujours pas drôles, mais la splendeur visuelle de cette élégie ne peut qu'impressionner, la pellicule se dématérialisant en reproduisant la texture de la peinture à huile. Parti pris radical, n'échappant pas à un maniérisme dont Sokourov s'affranchira peu à peu, notamment en tournant Père,fils sur les toits d'une Lisbonne sublimée, vertige érotique qui constitue l'un des sommets de l'œuvre.Fils spirituel de ViscontiMais c'est avec Moloch en 1999, peignant la déchéance et les amours finissantes d'Hitler eet d'Eva Braun, que Sokourov trouve le juste équilibre entre narration et expérimentation. Il pose les bases d'un procédé cinématographique unique qu'il reprendra pour tirer le portrait d'autres personnages historiques : Lénine dans Taurus, aujourd'hui Hirohito dans Le Soleil, sans compter deux autres projets en suspens concernant Churchill et Faust. La démarche est toujours la même, filmer une figure historique majeure au moment de sa chute, en huis-clos, comme on tenterait de recréer une créature en laboratoire. Pour cela, Sokourov procède par fascination. Entrant dans l'histoire par le petit bout de la lorgnette, il scrute son personnage principal isolé du reste du monde, le nimbant d'une esthétique sophistiquée comme pour mieux en souligner l'aura. Une des originalités du cinéaste russe, c'est de traiter l'histoire par l'esthétique, préférant aux reconstitutions traditionnelles une recomposition visuelle : image glauque au sens propre, voire très propre (avec ce teint verdâtre qui depuis Mère et fils est devenu sa patte), espace imperceptiblement déstructuré (les perspectives sont toujours faussées) et longs plans flottants au milieu de décors aussi dépouillés que somptueux, comme pour inscrire une atmosphère sacralisée. Le résultat est une forme de sublimation perfide, un curieux mélange entre hiératisme et bouffées d'émotions frisant le burlesque, comme lorsque Hirohito dans Le Soleil se surprend à esquisser un pas de valse sur une suite pour violoncelle. Et plutôt qu'à Tarkovski à qui on le compare trop souvent, c'est au Visconti de Ludwig que Sokourov nous fait penser, ayant comme lui ce goût pour la théâtralité, les corps sublimés et les poses pathétiques, l'attraction contradictoire pour le faste et sa prochaine déchéance.