Vers le Sud

Mercredi 1 février 2006

de Laurent Cantet (Fr, 1h47) avec Charlotte Rampling, Karen Young, Louise Portal, Ménothy César...

Avec son style et son écriture neutre, presque blanche, Laurent Cantet met le doigt et l'œil là où ça fait mal, laissant les situations humaines explorées, à leurs ambiguïtés et le spectateur, à sa perplexité. Deux de ses films précédents, L'Emploi du Temps et plus encore Ressources humaines, croisaient l'intime et le social, Oedipe et la vie économique, Freud et Marx, avec élégance et finesse. Vers le Sud, son nouvel opus, croise encore à sa façon le circuit d'échange des monnaies et des biens à celui des désirs et des corps. Pour le dire vite, le point de départ du film est une sorte d'émigration à l'envers : non pas celle des pauvres vers les pays riches, mais celle de trois femmes quinquagénaires d'Amérique du Nord vers l'un des pays les plus pauvres de la planète, Haïti (au début des années 1980, à l'époque sinistre des Tontons Macoutes). Les américaines Ellen et Brenda, la canadienne Sue, viennent sur le sable de la petite île acheter (ou mendier ?) un peu d'amour, et fuir ces hommes blancs qui, comparés aux éphèbes noirs, " ressemblent à de rougeaudes baleines échouées sur la plage ". Soit un drôle de trio qui va de chaises longues en chambres d'hôtels, en passant par la case restaurant : Ellen (Charlotte Rampling parfaite) la prof d'université cynique aux blessures intérieures bien enfouies, Brenda la douce et naïve, Sue la grosse sympa à qui l'on se confie.Ce clair-obscur objet du désirEllen et Brenda se disputent, à coups de dollars autant que de sentiments ou d'orgasmes, le très beau Legba qui nous paraît être tour à tour (puis tout à la fois) un simple gigolo, un voyou au passé obscur, un gentil garçon, un amant performant ou un véritable amour idéal... Allez savoir. Car avec Cantet, nous ne sommes pas chez Houellebeq où tout club Med n'est qu'hôtel de passe déguisé, mais dans une constante ambiguïté autrement plus profonde et ouverte. Son film est un vertigineux jeu de masques, où les bons et les mauvais s'échangent, s'intervertissent... Et derrière un masque, il y en a toujours un autre, comme sous chaque image en gros plan de Cantet en gît une autre possible (et derrière la plage idyllique, la ville famélique ; derrière le cynisme d'Ellen dans sa relation à Legba, un amour sincère). On croit au début du film à une banale dénonciation d'une forme dissimulée de prostitution, mais Cantet fait voler nos perceptions en éclats, faisant circuler et s'échanger désirs vrais ou illusoires, argent, violence, naïveté, cynisme, tourisme, pouvoir. La carte de crédit est aussi une carte du tendre. L'image a beau être fixe et en plans rapprochés (Cantet regardant les ambiguïtés d'une situation à la loupe et lentement), elle ne cesse de nous faire vaciller et de nous dérouter... Au début des Nègres, Jean Genet demandait : " Mais, qu'est-ce donc qu'un noir ? Et d'abord, c'est de quelle couleur ? " ; Laurent Cantet semble ici demander : qu'est-ce que le désir, l'amour, l'argent ? Et d'abord, c'est de quelle couleur ? Jean-Emmanuel Denave