Doux, dur et dingue
Admirable dans l'excellent De battre mon cœur s'est arrêté, nageant très au-dessus des horribles Poupées russes, Romain Duris s'impose déjà comme l'acteur français de l'année 2005.CC
C'est l'image qu'on n'oubliera pas cette année : découvrant l'appartement paternel saccagé, puis le corps de son géniteur étendu, la cervelle éclatée contre le mur, Tom se met soudain à hoqueter d'émotion, comme s'il retenait une nausée incontrôlable, qu'il l'étouffait de honte dans sa gorge. De tout son corps, Romain Duris aura habité l'extraordinaire héros tragique de De battre mon cœur s'est arrêté, le magnifique film de Jacques Audiard. Une vérité de comédien comme on n'en voit pas souvent à l'écran, vérité qui est pourtant une pure invention cinématographique. En petit voyou nerveux perdu dans son entêtement, aveuglé par ses envies jusqu'à l'autodestruction, Duris aura opéré une métamorphose saisissante : fini l'acteur qui draguait les filles par fiction interposée à coups de sourire charmeur et de parler djeun's, voilà qu'apparaît un spécimen rare de comédien instinctif, dont les élans ne sont plus des poses sympas, mais d'impérieuses urgences métaphysiques, dont les tics ne relèvent plus de la décontraction juvénile, mais de l'incertitude propre à toute une génération.Alters pas égauxCette incertitude-là , les metteurs en scène qui ont su dompter Duris (Gatlif, Audiard et Klapisch) l'ont tout de suite sentie. Klapisch bien entendu, qui dès Le Péril jeune en fait la figure suicidaire et destructrice de ses "années lycée", avant de lui faire affronter toutes les affres du vivre ensemble contemporain : amant cool dans le microcosme Paris Bastille de Chacun cherche son chat, ado éternel refusant d'admettre son passage à l'âge adulte via une paternité fantasmée pour la fable SF Peut-être, étudiant français déterritorialisé en Espagne où il découvre les vertus du communautarisme européen dans L'Auberge espagnole. Alter-ego évident, idéal et idéalisé, jusqu'au divorce. Dans Les Poupées russes, au milieu de l'épouvantable défilé de stéréotypes lâches, fantômes caricaturaux du film original, seul Xavier-Duris a encore le droit de se poser des questions en voix-off. Mais l'acteur est, semble-t-il, trop libre aujourd'hui pour se laisser enfermer dans une rumination sans queue ni tête sur la crise de la trentaine. Au déflationnisme général du film, Duris répond par une justesse qui est la seule issue positive pour le spectateur : quand il drague une vendeuse chez Kookai, c'est lui qui fait le travail, Klapisch étant incapable de comprendre cette grâce légère. Lorsqu'il tente de convaincre sa banquière ou des exécutifs ridicules de France Télévision en s'empêtrant dans ses mensonges, son aisance à trébucher sur le langage est irrésistible. Quand le cinéaste traduit ce pipeau-là par un gimmick lourdingue comme pour tirer la couverture à lui, Duris a là encore déjà fait tout le boulot, et Klpaisch ne fait que du pléonasme visuel. C'est ce qui a changé avec Romain Duris : avant, c'était "qui l'aime le tienne" ; maintenant, c'est "qui l'aime, tente de le suivre".