Sin City
La BD culte de Frank Miller pourrait bien le rester : malgré un parti pris esthétique éclatant, le film co-réalisé par Rodriguez singe beaucoup trop la planche à dessin pour pouvoir commencer à exister.Luc Hernandez
C'est un des grands boss de la BD américaine : avant Sin City, Frank Miller avait déjà imaginé de nouvelles aventures à Batman, travaillé sur Daredevil et inventé Elektra. Ces deux derniers héros furent portés à l'écran en dénaturant totalement les comics originaux, tentant de récupérer le public ado pour aboutir à deux blockbusters bouseux. Fan de Miller, Robert Rodriguez a tenté avec Sin City de faire exactement le contraire : respecter le dessin original à la lettre en faisant de Miller le co-réalisateur du film, et téléguider totalement son film (et ses acteurs) à partir de cette fidélité fanatique. Sin City est entièrement découpé comme les cases d'une BD, les décors ont été créés à partir des dessins originaux captés par morphing pour en faire une sorte de storyboard animé, et les acteurs ont été sommés de rentrer coûte que coûte dans la bulle en croulant sous des tonnes de maquillage pour ressembler aux personnages d'origine. Du coup, au milieu d'un casting renversant (Rosario Dawson, Benicio del Toro, Bruce Willis, Elijah Wood...), seul Mickey Rourke, défoncé d'origine, est à peu près reconnaissable d'un bout à l'autre du film...Sin pityLe noir et blanc clinquant et ultra-saturé, tout droit sorti des génériques de Kill Bill de Tarantino (invité à tourner une scène du film), traduit parfaitement l'esthétique pulp des années 40 chère à Miller. La virilité sordide, la torture ludique, l'éclatement de gueules sur fond de strass et pépées sexy pullule comme dans le meilleur des clips sadiques de Madonna ou George Michael. Le problème, c'est qu'à vouloir être fidèle jusqu'à la maniaquerie au graphisme de Miller, Rodriguez a fait tourner ses acteurs comme des pantins numériques, jouant lors du tournage sur un fond vert où sera rajouté ultérieurement tout le paysage de la ville en images de synthèse. Le décor de western urbain, véritable protagoniste du film, ne manque pas d'allure, et la seule coquetterie que se soit permis Rodriguez (faire exister une seule couleur tour à tour au milieu du noir et blanc : le rouge pour le sang, le bleu pour les yeux, le jaune pour le pus avec l'infâme Roark Junior...) provoque de jolies sensations rétiniennes. Mais à l'arrivée, Sin City ressemble le plus souvent à du cinéma inanimé (un comble, pour un comic ultra-violent), réduit aux deux dimensions d'une planche de dessin, ou chaque personnage se retrouve épinglé comme un papillon écrasé sur la vitre, et le spectateur privé de tout sentiment de profondeur comme de mouvement. "Je ne voulais pas faire le Sin City de Robert Rodriguez, mais celui de Frank Miller", déclarait Rodriguez à Cannes. C'est bien le problème : la BD existe maintenant en version grand écran, mais le film, toujours pas. Espérons que le Sin City 2 déjà programmé avec la même équipe osera davantage faire confiance au cinéma.Sin Cityde Robert Rodriguez et Frank Miller (EU, 2h03) avec Bruce Willis, Clive Owen, Benicio Del Toro, Mickey Rourke...