Canada dry

Mercredi 1 juin 2005

Sélection moyenne pour le cru cannois 2005, où de grands noms d'auteurs ont la plupart du temps produit une plus ou moins pâle copie de leurs films précédents. À l'exception de deux canadiens : Atom Egoyan et surtout David Cronenberg, qui signe le seul grand film de la compétition.Luc Hernandez

En 2004, l'électrique Old boy et l'hypnotique Tropical malady nous avaient sauté à la figure, tandis que 2046 de Wong Kar-wai guettait notre amour en embuscade. L'année d'avant, c'était Elephant, Mystic River, Uzak et Dogville qui alignaient un carré de grands films. Rien de tel cette année. La belle ouverture aux différents genres du cinéma (western, thriller, cinéma-vérité, polar, chronique sentimentale ou films d'esthète) accouche malheureusement d'un gros ventre mou : une douzaine de films à l'auteurisme mondialisant, gentiment stylisés, ne dépassant pas deux à trois personnages, préférant la pudeur et le contournement à un cinéma incarné, expressif, avide de spectacle. Gus Van Sant revisitait, vainement, avec Last days, la grammaire et le découpage séquentiel d'Elephant. Lars Von Trier dupliquait Dogville avec un Manderlay lourdement sentencieux malgré une farce politique finale autrement plus jouissive. Haneke livrait une version soft et petite-bourgeoise de Funny Games avec Caché, dispositif vide de toute substance sur le thème archi-rebattu, et bien plus imposé que réfléchi, de la manipulation des images. Wenders, lui, retrouvant le Sam Sheppard de Paris-Texas et l'esthétique à la Hopper, n'en finit plus de ne pas arriver à revenir, flinguant la splendeur visuelle qui habite la première partie de Don't come knocking par une rengaine insupportable sur la tarte à la crème paternelle et la difficulté des rapports père-fils. Tommy Lee Jones s'embourbait, malgré un très beau scénario, dans un western bien plus pathétique que crépusculaire, incapable de dégager une autre atmosphère que des couchers de soleil baveux d'une rare laideur. Le comble, c'est qu'il ait réussi à décrocher le prix d'interprétation masculine en avalant ses mots, regardant ailleurs et laissant une seconde de silence entre chaque syllabe comme si cela avait jamais suffi à acquérir la prestance d'un Eastwood ou d'un Costner. Et, pendant ce temps-là, comme le ridicule français ne tue pas, les frères Larrieu dans Peindre ou faire l'amour, nous apprenait des choses aussi fondamentales que "Tu manques un peu de magnésium" ou "La propriété aussi est une émotion", avant que leur couple de pré-retraités découvre l'extase, toute cérébrale, de l'échangisme au pied du Vercors. C'est ce qui aurait pu s'appeler, en hommage aux émotions simples d'un Philippe Delerm, "La dernière gorgée de sperme".La balade de JimMoins déceptif, le Sin city de Roberto Rodriguez qui amenait en adaptant la BD culte de Frank Miller un peu de punch et de noirceur gore dans une sélection qui en avait bien besoin, même si l'esthétique noir et blanc clinquante, singeant la bande dessinée, finit au bout du compte par littéralement écraser le scénario et ses personnages. Demi-réussite aussi pour le Free zone d'Amos Gitai, fable politique convenue dynamisée par ses actrices (l'israëlienne Hanna Laszlo, véritable santé qui est repartie avec un beau prix d'interprétation féminine, et Natalie Portman, bouleversante dans le plan séquence d'ouverture où elle pleure par vagues successives son amour perdu pendant de longues minutes). Déceptif, le Jim Jarmusch l'aura été pour certains et pourtant, en jouant sa nonchalance chaloupée habituelle (la BO est une fois de plus à tomber), Lord Jim atteint des sommets de drôlerie, composant une comédie sur l'illusion familiale d'un célibataire endurci qui fait le tour de ses petites amoureuses passées (le film est dédié à Jean Eustache), à la recherche d'un fils caché. L'art de la litote selon Jarmusch fait mouche à chaque rencontre, et Broken Flowers restera un des plus beaux songes poétiques accordés à une certaine déchéance masculine. Autre réussite dans la continuité : L'Enfant des frères Dardenne, mettant en scène Bruno, lâche splendide ayant choisi la cupidité contre la paternité, préférant gagner sa vie (en larcins et sans travailler) plutôt que la donner. Le regard et le corps toujours en fuite, il vendra son enfant en toute insouciance (scène magnifique que les Dardenne filment à contre-champ, uniquement par le traitement du son), croyant lâchement subvenir aux besoins de sa jeune compagne. Malheureusement, une scène finale aux sentiments chrétiens un peu forcés viendra inutilement rattraper ce beau personnage. Autre véritable événement, le grand retour d'Atom Egoyan qui, avec Where the truth lies, déploie majestueusement le spectacle mensonger de l'intimité. Enquêtant sur un duo comique des années 60 (Kevin Bacon et Colin Firth, grandioses), une jeune journaliste va pénétrer à partir d'un meurtre non élucidé les fantasmes les plus inavoués des deux vedettes du petit écran. Jeu de Masques (on pense d'ailleurs au film de Chabrol), variations autour du cinéma (celui d'Hitchcock et De Palma) et noyade érotique en guise de deuil des apparences, le dernier cru du réalisateur canadien se déguste comme un nectar vénéneux.Cronenberg, pour l'histoireVénéneux aussi le grand film de ce festival : A history of violence de David Cronenberg, ou comment à partir d'une situation simple comme une sitcom (une famille aimante d'une petite ville des Etats-Unis), le réalisateur canadien réussit un néo-western aux scènes d'action à couper le souffle et au propos on ne peut plus subtil. Tout commence par un plan-séquence tout en apesanteur, le long d'une baraque où l'on ne verra rien qu'un tueur entrer et sortir après avoir accompli sa besogne, comme si la violence n'existait pas. Tout continue avec ce même tueur collant aux basques de Viggo Mortensen, père de famille peinard et dévoué qui, cette fois, va devoir la voir, la violence, et y faire face. Toute sa petite famille va voir soudain papa métamorphosé en "american heroe", homme de peu de mots mais véritable boucher de la légitime défense. L'acceptation de la violence, l'acceptation aussi qu'elle est une sauvagerie sur laquelle nous n'avons pas toujours prise, telle est le grand thème que Cronenberg va développer, montrant comment son virus va contaminer toute la famille, depuis l'innocence du lycéen (magnifique Ashton Holmes) jusqu'à la sexualité de la mère de famille. Se concluant par deux scènes d'anthologie (dont un face à face, hilarant, avec William Hurt), Cronenberg arrive en prime à finir sur une note positive sans jamais être tombé dans la morale. Du très grand art, auquel le jury aura préféré des films pas forcément inintéressants mais également aseptisés, dépourvus de toute représentation directe de la violence, du sexe ou de la politique, comme si le cinéma devait cacher ce que nous pourrions voir... autrement.