Il est libre, Scott !

Mercredi 18 mai 2005

Avec Kingdom of heaven, Ridley Scott conclue sa trilogie des "guerriers" par un film... pacifiste ! Preuve de sa souveraine liberté à Hollywood, même si Scott montre aussi qu'il peut être son pire ennemi.CC

Peu de films auront offert des paradoxes aussi fertiles que Kingdom of heaven. Tel qu'il vient de sortir sur les écrans, il apparaît comme le résultat de deux courants contraires : une insolente liberté de ton doublée d'une virtuosité exceptionnelle et de fulgurantes idées de mise en scène, et un acquiescement beaucoup plus contestable au formatage hollywoodien, notamment dans sa durée et son casting. D'un côté, Scott le créateur s'engage comme jamais, bousculant avec vigueur les bases idéologiques de George W. Bush (en renvoyant, dans cette épopée sur les croisades, chrétiens et musulmans dans un même fanatisme, et en retardant le plus possible le moment de la guerre, fidèle à l'idéal de son personnage principal). De l'autre, Scott le businessman fait dans son froc et bousille la première partie de son film à coups d'ellipses incompréhensibles, et distribue dans le rôle du "héros" l'insipide Orlando Bloom, ses quatre poils sur le menton et son jeu sous lithium. Évidence frappante : il faudra attendre une hypothétique version longue en DVD pour encenser vraiment Kingdom of heaven et estimer à sa juste valeur sa place dans la filmo de Ridley Scott.Ceci n'empêche pas de deviner (notamment dans la deuxième heure, la plus belle et probablement la moins rabotée) que le cinéaste achève ici une trilogie remarquable d'à-propos sur la guerre à travers les âges. Antiquité (Gladiator), moyen-âge (Kingdom of heaven) et conflit contemporain (La Chute du faucon noir, un chef-d'œuvre, osons le répéter !), chaque fois envisagés du point de vue du soldat. Pour Scott, c'est l'individu qui est le moteur, par sa volonté souveraine, des changements politiques : le général déchu de Gladiator provoque l'avènement de la démocratie par désir de vengeance ; le sacrifice des GI's du Faucon noir marquent le crépuscule du bellicisme interventionniste yankee ; et le forgeron devenu chevalier de Kingdom of heaven essaye de renvoyer par son entêtement pacifiste les deux camps à leur aveuglement religieux commun. Autant dire que Scott fait preuve ici d'un courage stupéfiant : récit d'une défaite, refus de la violence, dénonciation de la tyrannie égocentrique... Trois boulets de canon lancés en direction d'une Amérique conservatrice avec sa propre arme de destruction massive : la puissance du divertissement populaire. On comprend mieux pourquoi Ridley et son frère Tony ont baptisé leur société de prod' Scott Free : la liberté est leur nouvel horizon. Si Tony a prouvé avec le sous-estimé Man on fire qu'il voulait repousser les limites de la figuration plastique et du nihilisme toléré au risque de se ramasser commercialement, Ridley n'ose pour l'instant que provoquer les hautes sphères, s'inclinant encore devant les desiderata supposés du kid bouffeur de pop-corn.Kingdom of heavende Ridley Scoot (EU-Ang-Esp-All, 2h25) avec Orlando Bloom, Eva Green, Jeremy Irons...