L'empire des sens

Mercredi 19 décembre 2007

Le passage du temps est son meilleur alibi : la crudité du film de Nagisa Oshima demeure toujours aussi troublante, plus de 30 ans après sa réalisation. Ce que le film a perdu en pouvoir de fascination érotique, il l'a gagné en malaise puissant.François Cau

L'empire des sens est précédé par sa réputation sulfureuse. Il faut dire que dès le lancement de la production, le but était clair : Oshima, cinéaste japonais frondeur (revoir sa Trilogie de la Jeunesse pour s'en convaincre), est engagé par le producteur français Anatole Dauman pour réaliser un film ouvertement pornographique. Le désir est de bousculer à la fois cette industrie en plein essor, mais aussi l'establishment auteuriste. Le réalisateur choisit de retranscrire à sa façon un fait divers ayant gentiment traumatisé le Japon des années 30 (une servante tua et amputa son amant - on vous laisse la surprise des détails). Mais l'issue du drame ne servira que de conclusion à ce qui reste une plongée sans concessions dans l'intimité d'un couple pour le moins fusionnel. Une ex geisha séduit le mari de sa patronne et entame une relation exclusive avec lui ; leur activité sexuelle devient peu à peu une drogue à laquelle ils ne peuvent se soustraire. Quitte à ne plus séparer leurs enveloppes charnelles, quitte à créer une relation d'extrême dépendance physique. ExhibitionOn imagine aisément le barnum qu'a dû entraîner la diffusion du film, du fait du respect de la "commande". Oshima filme systématiquement les (nombreux) ébats de ses amants en plan large, frontal, ne voile en rien les détails les plus crus. Mais le but n'est pas tant l'excitation sensorielle du spectateur, vite refroidi par des séquences alternant la violence des rapports et leur pendant le plus extrême. Viol, urologie, trivialité crasse, sadomasochisme, bondage, le metteur en scène ne recule devant aucun tabou ; si cette accumulation semble n'être qu'une provocation, il faut repréciser la teneur de cette dernière : L'empire des sens est un long manifeste stigmatisant les rapports de domination et leurs troublants reflets sociaux. Enfin exempt des affres de la censure nippone (bien que tourné au Japon, le film sera développé "en douce" dans un labo français), Nagisa Oshima se permet de dépeindre, sans affèteries et avec la fausse limite d'un décor quasi unique, un microcosme aux codes particulièrement pervers, fondés sur l'assujettissement, la désincarnation. Un univers où l'on existe qu'à travers ses fantasmes, une frénésie de désirs dont l'assouvissement se paie au prix fort. Lorsque le cadre se sera resserré sur les deux amants, pour mieux exclure tout élément extérieur, l'issue ne pourra que s'avérer tragique. De cette traumatisante conclusion émerge cependant un sursaut de moralité - cette voracité sexuelle ne trouve un écho que dans sa mise à mort "symbolique". Ultime pied de nez d'un cinéaste qui n'aime rien tant que prendre son spectateur à rebrousse-poil...L'empire des sensde Nagisa Oshima (1976, Japon, 1h44) avec Eiko Matsuda, Tasuya Fuji... (int.-16 ans)mer 12 déc à 20h, Salle Juliet Berto, dans le cadre de la programmation du CCC