Entre ronces et rosse
Coup de poing / «Je ne veux pas être lu mais appris par cœur», dit Rocé au cœur d'Identité en crescendo, son deuxième album. Manière de poser explicitement l'urgence d'une parole qui pèse ses mots, mûrit ses positions, revendique ses nuances et finalement s'oppose à toute forme de généralisation. Rocé parle d'un point de vue dont il assume les paradoxes («Avec ma tête de métèque, de juif errant, de musulman, ma carte d'identité suspecte d'étudiant noir, de rappeur blanc»), et qu'il pose même comme un rempart au communautarisme rampant, revendiqué par certains, subis par d'autres : «Je ne peux me résigner à n'être qu'un, et ceux que ça arrange de nous mettre dans des cases et des franges, mon exemple brise leurs clichés, dérange, émiette leur pain quotidien». À contre-courant de tous les discours actuels, le discours de Rocé part du principe que l'individu se définit d'abord comme un être singulier, que l'on peut dépouiller de toutes ses étiquettes, «origines», «pays», «sexe», «genre», «nom», «prénom» et finalement «visage». De cette solitude-là, cette expérience du vide et de la puissance de soi, il tire une liberté nouvelle, et procède à une radioscopie en règle des postures et impostures identitaires. Il renvoie dos-à-dos bourgeois fascinés par les clichés sur le rap, et rappeurs qui prennent plaisir à s'y conforter ; fustige la mémoire oubliée d'une Histoire française dans laquelle on laisse des vides béants («Il y a des choses indicibles, c'est pas de l'histoire ancienne, les Kanaks, personne l'enseigne, massacres Vendée Bretagne, il y a des choses qui datent sur l'esclavage et son règne, on débat pas, mais on fête et la fête cache les épaves») ; et démonte le soi-disant alter-mondialisme comme masque ultime du colonialisme : «Le tiers-monde est mauvais, mais t'y étais cet été, montrant ton bon côté, ta monnaie, ton biz de jumbé. Vive leur beuh d'ailleurs, vive leur révolution, à vivre un peu loin d'eux, plus proche de ta télé». Véritable machine à extirper, mettre à nu puis briser les clichés, Identité en crescendo n'en finit plus d'appuyer là où ça fait mal : «Tu comprendras aisément que les gens typés courent se montrer tels qu'on les vend, tels qu'on les craint, tels qu'on les aime, courent vers les miettes d'une fortune créée sur leur épiderme, ou bien saturent et recherchent de l'oxygène». Oui, la parole de Rocé fait mal, très mal à entendre, on n'en sort pas indemne, pas meilleur, pas rassuré. Combien d'artistes peuvent en dire autant aujourd'hui ?CCRocé«Identité en crescendo» (Universal Jazz)