Lune rouge

par
Mercredi 27 avril 2005

MUSIQUE / Mélange de folk âpre et de pop fanée, Who's got Trouble ?, magnifique troisième album du trio Shivaree, distille de troublantes variations autour d'un même "t'aime" mélancolique, à la fois promesse d'un trip Lynchien et plaidoyer pour une citoyenneté américaine malmenée. Hugo Gaspard

Dans la langue de Shakespeare, "Shivery" définit un sentiment qui vous file le frisson. On comprend un peu mieux dès lors cette douce et troublante sensation qui vous titille le cortex à l'écoute de la voix, belle à damner, d'Ambrosia Parlsey. Il faut dire qu'il y a bien longtemps que Shivaree, son groupe, nous a promis, et offert, la lune. Dès I oughta give you a shot in the head for making live in this dump ("Je devrais te tirer une balle dans la tête pour me faire vivre dans un pareil bouge") et sur la foi de son tube intersidéral, Goodnight Moon (repris depuis, sur la bande originale irréprochable du Kill Bill Vol.2 de Tarantino). Sur la pochette de ce premier album incandescent, Ambrosia, charmeuse en diable, s'affichait boudeuse devant le taudis qu'évoque le titre. Plus qu'un lieu à l'abandon, la bâtisse incarnait en fait cette musique intemporelle, mélange de blues fiévreux, de folk âpre et de vieux jazz enveloppé de mélancolie, sur les ruines de laquelle est né Shivaree. Une voix envoûtante, à la fois rauque et enfantine, sublimée par de vieux briscards géniaux, multi-instrumentistes et arrangeurs foutrement doués, Duke Mc Vinnie (aperçu aux côtés de J.J. Cale ) et Danny Mc Gough (clavier "officiel" de Tom Waits). Une musique très "américaine" car à la fois profondément attachée à ses racines et creuset de multiples influences qui viennent s'agglutiner librement autour d'une identité propre. L'alchimie, presque improbable, est rendue possible par l'écriture très cinématographique d'Ambrosia, qui signe d'élégantes miniatures porteuses d'un univers à chaque fois différent. Une sorte de livre de "contes défaits", évoquant dans un même élan la poésie des grands espaces et l'intimité des tréfonds d'une âme humaine, perméable à tout ce qui l'entoure, depuis le claquement d'un verre sur le zinc d'un bar de routiers jusqu'aux sons d'une guitare Mariachi... Woman on the moonLa scène s'avère dès lors leur terrain de jeu privilégié, empruntant tour à tour au music-hall, au gospel, au blues et au jazz. En ce sens, le deuxième album Rough Dreams (en hommage au I've got dreams to remember d'Otis Redding) marqua une étape, sinon une rupture, en forme de douloureux retour sur terre. Moins mélancolique et plus soul que le précédent, l'album, voulu à la (dé)mesure des prestations scéniques enflammées du trio, désarma jusqu'à une maison de disques frileuse qui ne prit même pas la peine de le sortir aux States. Une blessure d'autant plus difficile à cicatriser que l'ambitieux Rough Dreams posait définitivement les jalons de ce songwriting enlevé, peuplé de fantômes (Elvis, Muhammad Ali ou Marilyn Monroe...) et de mélancolie, tout en évitant toute tentation nostalgique, en lorgnant sans ornière vers de nouvelles contrées (l'excellent Gone Too Far, tentative d'électronica romantique et Björkienne, troublée de violons orientaux et de guitares espagnoles, ou encore le très balkanique John). Dans cette déroutante variation de rythmes et des styles, le groupe affichait sa marque de fabrique et les bases d'une méthode de travail paroxystique. «La chanson commence nue, puis on ajoute des couches jusqu'à ce qu'elle nous plaise, puis on enlève des couches. Mais les chansons ne sont pas figées, on ne les rejoue jamais comme elles sont enregistrées, c'est impossible pour nous. Suivant l'humeur, on peut changer le tempo, le groove ou même les paroles. C'est ce qui est drôle, changer de vêtements tout le temps, évoluer, se sentir vivant», précisait-elle déjà à l'époque. Kill BushAinsi, chaque morceau, et à fortiori chaque disque, est donc à prendre comme un instantané. On saisit alors mieux la teneur politique du récent Who's got trouble ?.Sous ses dehors doucereux et mélancoliques, le troisième album de Shivaree se révèle un flamboyant plaidoyer anti-Bush. Profondément choquée par la situation politique de son pays, Ambrosia joue de sa voix cristalline pour fustiger les errances de l'administration fédérale, traversant son écriture douce-amère d'une rage contenue. Pour preuve, Casablanca, le morceau inaugural, tiré d'une scène du film de Michael Curtiz, au début duquel Sam, reprenant Knock on Wood d'Otis Redding (encore...), déclare «I've got trouble». Et on lui répond alors «We've got trouble !». Ambrosia y voit un parallèle troublant avec la situation de son pays ("Casa blanca", Maison Blanche...). «Casablanca, c'est l'histoire d'une fille diabolique qui essaie de faire sortir un homme triste mais puissant de sa grande maison blanche...». De là, à se sentir l'âme d'un Michael Moore au féminin, il y a pourtant un sacré pas. «Je ne me considère pas comme un protest-writer. Je suis un écrivain. Mon quotidien, mes souvenirs, l'amour heureux ou malheureux, mes rêveries nourrissent mon écriture...». Dont acte. Ce qui ne l'empêche pourtant pas depuis un an, immanquablement le jeudi, de prendre la parole et le micro sur Air America, une radio new-yorkaise de gauche. Sur une base musicale identique, elle écrit chaque semaine un nouveau texte brûlot sur l'actualité (un exercice hautement périlleux dont s'acquitte également Chuck D de Public Enemy). Elle y chante comme si elle avait un peu mal, mal à l'Amérique qu'elle aime (elle parle carrément d'une prise d'otage par l'administration Bush de la moitié de la population). Et comme c'est sa voix de sirène qui vient troubler le cours triste de cette ballade langoureuse, il semble bien difficile (et vain) de résister...Shivareele 25 avril au CielAlbum : "Who's got trouble ?" (V2)