Daho : d'Etienne en Eden
Avec la réédition de son album Eden (1996) et la tournée orchestrale qui l'accompagne, Etienne Daho replonge avec bonheur dans le souvenir de l'album d'une radicale réinvention. L'occasion, avant son concert lyonnais aux côtés de musiciens de l'ONL, de se repencher sur une carrière qui ne fut qu'une suite de renaissances et de nouveaux départs dessinant une dialectique de la pop selon Daho. Rétrospective.

Brûler chez Daho
Syd Barrett et Françoise Hardy, les Stinky Toys et le Velvet, l'éternelle enfance et les adultes hères synthésisés, la légèreté et la gravité, les paradis perdus ou artificiels, le père absent et le fils inconnu, les multiples mentors et les héritiers transis, la soif de culture et le désir interlope, Cap Falcon, Rennes, Londres et Paris, ainsi Etienne Daho a-t-il construit dans une sorte d'éternelle injonction paradoxale cette figure de Dorian Gray pop qui a traversé, parfois en vacillant mais sans jamais rompre, quarante ans de chanson française. Ni tout à fait rock, ni tout à fait chanson, tenant les deux à bonne distance par peur de les mal étreindre et donc pour mieux les embrasser.
Superficiel par gravité, fort parce qu'ouvert à ses fragilités, tel pourrait être défini le chanteur Rennais dont la vie de jeune homme se construit de deux drames, deux traumas fondateurs, deux éclairs lacérant une enfance au parfum d'Eden, passée dans le Golfe d'Oran sur ce bout d'Algérie qui a des airs de Californie : il y a le départ du père homonyme Etienne Daho Senior, militaire d'origine kabyle, vraisemblablement interprête, installé en Algérie avec sa femme Lucie, d'extraction andalouse, et leurs trois enfants, quand Junior n'a que cinq ans. Et en 1962 l'incendie de la maison familiale, visant les Français d'Algérie, perpétré aux cris d'« On va aller tout brûler chez Daho » où s'entrechoquent dans la tête de l'enfant la peur de la mort, violente, et un cruel sentiment d'impuissance. La guerre on ne peut savoir ce que c'est que quand on doit baisser la tête en passant devant la fenêtre pour éviter les balles, quand on enjambe les cadavres en rentrant de l'école, dira en substance le chanteur bien plus tard. A huit ans en 1964, après une parenthèse familiale malgré tout insouciante à Cap Falcon qui le marquera profondément, le jeune Etienne débarque avec une tante à Reims. Sans Lucie qui ne peut quitter l'Algérie, n'étant pas officiellement divorcée du père démissionnaire, envolé avec une autre femme et... le livret de famille.
En métropole, Etienne découvre à ses dépens la rigueur française sans perdre pour autant de son innocence algérienne. Et c'est cela qui façonne le jeune homme qu'il sera : le chaos hédoniste d'un côté et le sens du devoir de l'autre, le goût pour le désordre et celui du travail accompli, dont les frictions nourrissent une insatiable curiosité doublée d'une propension à séduire par sa gentillesse, à retourner à son avantage, comme on pratique le judo, une timidité naturelle sous laquelle bouillonne un volcan. Puis c'est à Rennes, où finit par le rejoindre sa mère, et via de fréquents séjours chez ses tantes à Paris où s'étale devant lui la bohème de la capitale, les sex-shops, les femmes publiques et les proxos de la vieille école, que Daho satisfait une boulimie de découverte et de vie. Fréquentant l'Olympia balançant au sein de yéyés autant qu'il s'extasie sur les chansons des groupes anglais et des Beach Boys, puis Gainsbourg, le Velvet, Pink Floyd. Avant que ne se multiplient les virées à Londres. Rennes, the place to be, qui pendant les années universitaires d'Etienne devient l'épicentre du rock français, au contact de Marquis de Sade, Dominic Sonic, Ubik, Niagara, conduisant l'étudiant en anglais et arts plastiques à fréquenter davantage les bars que les bancs de la fac, rapidement désertés au profit de l'organisation de concerts.
Premier coup d'éclat : la réunion à Rennes de Marquis de Sade et des nouvelles idoles parisiennes Stinky Toys, classieux duo punk qui méprise... le punk et à peu près tout le reste. La double affiche fait perdre de l'argent au néo-programmateur mais gagner bien plus au futur musicien qui s'ignore encore : décisive est l'amitié immédiatement tissée avec Jacno et surtout Elli Medeiros, première lectrice de textes mûris dans le secret de l'alcôve, de même que la rencontre avec Philippe Pascal, chanteur de Marquis de Sade qui inonde Daho de références pluri-disciplinaires : Roxy Music, Munch, Artaud, Blind Willie Jefferson, Fritz Lang et le Velvet, toujours le Velvet, quand Frank Darcel le guitariste fait émerger dans l'esprit du jeune homme une manière de troisième voie. Allumant ainsi l'étincelle d'une carrière musicale. Le coup d'essai a lieu lors de l'inauguration de la Salle de la Cité aux côtés de membres de Marquis de Sade et des Nus sur un tapis de vieilles scies rock dépravées par la petite bande.
Mais la vraie première fois, à marquer d'une pierre blanche comme la voix de l'apprenti chanteur, ce sont les Transmusicales 1980 où pour la première fois celui qui se fait appeler Etienne Daho Junior - Senior étant ce père volatilisé - chante ses propres morceaux. Une prestation dont l'accueil constitue une dynamo à l'énergie de laquelle sera puisée la volonté de fondre sur Paris maquettes en mains. Le refus cinglant du producteur de Lio ne décourage en rien l'intéressé qui revoie sa copie aux côtés d'un Frank Darcel qui façonne avec habileté ce qui deviendra le son Daho. L'ensemble achève de séduire le tout jeune label Virgin qui réclame un album, ne se doutant sans doute pas plus d'une minute qu'il vient de gratter la première allumette de la future Dahomania.
Une merveilleuse carte de visite
Mythomane (1981)
D'évidence, Daho, que le hasard des rencontres bienheureuses ont mis sur ce chemin n'envisage pas autre chose pour s'atteler à la tâche de son premier album Mythomane, que de s'entourer d'amis personnels et artistiques. Les instruments aux mains de membres de Marquis de Sade, Jacno est ainsi désigné d'office producteur. Choix d'autant plus judicieux que le désormais ex-Stinky Toys vient de réaliser Amoureux Solitaires, adaptation du Lonely Lovers des Toys qui contribue à transformer une adolescente belge d'origine portugaise en une malicieuse icône baptisée Lio. L'ensemble est maladroit, et pour dire vrai, assez mal produit eu égard aux standards d'aujourd'hui, mais a le mérite de dessiner les contours de l'écriture Daho faite d'oralité, de poésie à hauteur de bitume, et de jargon qui pour être aujourd'hui daté souffle le vent de l'époque tout en convoquant les grandes figures du rock. De même qu'il trace le portrait à l'instant T de son interprête - qu'Elli Medeiros a sommé d'abandonner le Junior quelque peu tarte accolé à son nom -, celui d'un éternel enfant qui a toutes les peines du monde à enfiler son costume d'adulte et vraisemblablement n'y parviendra jamais, d'un Peter Pan aux amours hoquetant.
Et le charme juvénile et timide d'Etienne d'opérer immédiatement qui donne l'impression d'imposer une présence évidente tout en ayant l'air de s'excuser de le faire à la manière du personnage de James Dean évanescent de la pochette. Reste que Mythomane passe relativement inaperçu ne trouvant ni son public (5000 exemplaires vendus la première année) ni un véritable intérêt des médias, hors quelques critiques avertis tels François Gorin qui déjà souligne "le swing léger et insistant" et "la mélancolie acerbe" du Rennais. Et ce bientôt iconique "voile pastel sur la voix, d'émotion sur les mots". Pour Best, le disque est "une merveilleuse carte de visite" et c'est le rôle essentiel que Mythomane jouera dans la carrière de Daho qui l'a d'ailleurs envisagé comme tel. Il n'en est pas moins convaincu que cet échec risque de signer l'arrêt de mort d'une carrière à peine entrevue. Mais, surprise, le patron de Virgin Patrick Zelnik en veut plus qui apprécie cette personnalité "timide et audacieuse" très prometteuse.
Au poste frontière
La Notte, la notte (1984)
Une fois encore Daho fait confiance à ses affinités électives, se tournant cette fois vers Darcel pour produire La Notte, la notte. Conscient du tournant esthétique opéré dans la galaxie pop, où le synthétiseur ringardise à vitesse grand V le monopole mélodique jusqu'ici dévolu à la guitare, dans le sillage néo-romantique électro pop d'OMD, Depeche Mode ou Human League, véritables usines à tubes de synthèse, Darcel convie une vieille connaissance en la personne d'Arnold Turboust, joyeux laborantin qui inaugure ici une collaboration particulière fructueuse avec Daho.
Turboust se passionne en effet pour ces machines d'un nouveau genre. Sans compter qu'il est l'un des rares musiciens à posséder un Korg (même s'il lui manque une touche) et à savoir en exploiter les possibilités. De là naît notamment un titre baptisé Le Grand Sommeil, publié en single en décembre 1982. Le titre est une pépite merveilleusement écrite par un Daho qui affine son style et une production bien plus élaborée que les titres de Mythomane.
Ici c'est une mélancolie distanciée, la marque de l'artiste portraitisé en éternel amant éconduit, dont la voix blanche, picorée par une basse souplement funky, rime avec "arme blanche" pour frapper en plein coeur. De là découle comme naturellement le reste de l'album comme si une brèche avait été ouverte. Le chanteur y signe les musiques du Grand Sommeil mais aussi de Week-end à Rome, autre tube éternel qui sera le plus grand succès de l'album (et de Daho tout court) et Jack tu n'es pas un ange, hommage détaché à Jack l'Eventreur. Et la bacchanale nocturne, qui contient une reprise de Françoise Hardy (Et si je m'en vais avant toi), de se clore par une ballade éthylique signée Arnold Turboust (Saint-Lunaire, dimanche matin).
Confit de références, notamment cinématographiques (La Notte, Vacances romaines, La Dolce vita), La Notte, la notte, dont la production et les orchestrations, qui n'ont pas totalement évacué leur ADN rock et donc les guitares, n'ont en rien vieilli près de 35 ans plus tard, continue d'étaler les obsessions de son interprête. Au premier rang desquelles les femmes. Mais aussi le sentiment mélant hédonisme et mélancolie d'une jeunesse qui brûle (par les deux bouts) de ses derniers feux, de l'âge adulte qui gagne du terrain, de l'ivresse et de la gueule de bois que cela procure.
Comme un symbole, l'image de Daho se fait plus nette, jusque sur la pochette de La Notte, la Notte, confié aux bons soins de deux artistes en vogue, Pierre et Gilles. Séduit par le charme atone et ambigu de Daho le duo parvient mieux que personne à capter l'essence de ce jeune homme tiraillé entre fureur de vivre et langueur. La presse ne s'y trompe pas qui voit en Daho une icône déjà installée, amenée à imprimer plus que durablement la rétine, et relève l'habileté du Rennais à se tenir à bonne distance du torrent d'influences rock et du robinet à variétés pour se dégager une place encore inoccupée. Voilà un roi nouvellement couronné trônant sur deux royaumes au "poste frontière entre rock et variétés".
Le pouvoir létal du drame amoureux
Tombé pour la France (1985)
La Notte, la notte double disque d'or en un éclair, Virgin piaffe d'impatience de lui donner une suite pressentie comme lucrative. Mais Daho et Turboust sont déjà à la tâche et accouchent comme à la parade d'un autre hit conséquent : Tombé pour la France dont le gimmick introductif fait coup double puisque produit du clonage d'une mélodie que Turboust, tombé amoureux d'un synthétiseur révolutionnaire, le Fairlight, utilisera sur son seul et unique tube en solo Adélaïde.
Au vrai les deux hommes, toujours épaulés par Darcel, touchent à la new-wave qui a pris en charge la dictature des dance-floor comme les plus audacieuses expérimentations, doublant ainsi la nonchalance propre à Daho d'une puissance sonore inédite qui décuple cette manière si personnelle d'approcher le pouvoir létal du drame amoureux, armé d'une farouche pudeur, la litote toujours en bandoulière. Et si Etienne est Tombé pour la France, c'est bien la France qui tombe en amour pour un Daho qui n'en demandait pas tant et se trouve à deux doigts de prendre peur.
Virgin de son côté capitalise sur le succès du single clipé tout en saccades par Jean-Pierre Jeunet, le doublant d'un mini-album où une version longue de Tombé pour la France côtoie en face B une poignée de reprises dont Et si je m'en vais avant toi, cette fois chanté en duo avec l'idole Françoise Hardy. Le mitan des années 80 bat son plein et Daho en est le pouls qui se voit multiplement consacré par les professionnels de la profession, héritant en cette année 1985 du Bus d'Acier, d'un Disco d'or et de la Victoire de la révélation de l'année. Où Dahomania rime avec Dahorazzia et rapidement avec Olympia que l'artiste remplit de fond en comble, donnant chair sur la scène mythique, puis en tournée, à une rencontre enamourée avec le public soudainement rafflé dans les grandes largeurs comme on chaluterait sans distinction dans toutes les chapelles.
Un concept d'illumination bouddhique
Pop Satori (1986)
Conscient de n'être qu'un imitateur, un revivaliste qui a su accommoder sa propre sauce, sans doute légèrement frappé du syndrome de l'imposteur, le chanteur garde pourtant la tête froide, regardant de biais ce succès qu'il embrasse si intensément sur scène. Pour autant il s'attèle à donner une suite plus copieuse à un Tombé pour la France dont il apparaît difficile de reproduire à coup sûr la martingale. Cela ne se fera qu'au prix de l'ambition plus que de la recherche de l'évidence. Pour cela, Daho qui travaille comme à son habitude sur ses maquettes avec le fidèle Turboust s'entiche d'un producteur en devenir, William Orbit, dont il pressent le génie à l'écoute des publications dream-pop (une branche a-commerciale de la synth-pop qui escalade les hits-parades) de son groupe Torch Song.
Daho voit juste en confiant à celui qui se verra plus tard consacré par des poids lourds tels Peter Gabriel, Madonna, U2, le soin de remixer en guise d'essai vite transformé, Tombé pour la France et La Ballade d'Edie S.. Et c'est peu de dire que ce génie de la texture électronique et de la rythmique, s'il laisse quelque peu de côté les initiatives de Turboust, sublime infiniment les quelques maquettes élaborées par les deux compères. Mais le caractère volcanique d'Orbit - et peut-être une sombre histoire de contrat pas honoré par Virgin et/ou l'agent de l'intéressé - les conduit pourtant dans l'impasse lorsqu'il s'agit de s'atteler à finir le travail, encore considérable.
Le producteur envolé, Daho obtient que son collègue de Torch Song, Rico Conning, reprennent la main, ce qui permet à Turboust de revenir dans la danse, tout en préservant l'esprit entrevu sur les premiers enregistrements. Le duo se lance alors dans un marathon d'écriture-enregistrement-production couru au rythme d'un sprint, comme guidé par l'ivresse de l'urgence. Daho y développe plus que jamais une écriture d'inspiration gainsbourgienne et/ou anglo-saxonne ou les sonorités d'une langue joueuse l'emportent sur le sens, la spontanéité de la poétique ramenant le fond à la surface selon le vieil adage wildien qui voudrait que l'on soit superficiel par profondeur.
La note, la note comme guide spirituel, l'écriture rendue à l'automatisme donne à Pop Satori son épaisseur et sa richesse, ainsi qu'une certaine brutalité équilibrant la dimension onirique des titres produits par Orbit. Surtout l'expérience, qui met Daho, Turboust et Conning a égalité aux manettes, permet au chanteur de réaliser ses appétences et compétences de producteur. Qu'il adapte des antiennes en anglais signées Jérôme Soligny (Duel au Soleil) ou The Gist (Paris Le Flore), reprenne Syd Barrett (Late Night) ou signe des textes originaux, Daho continue de progresser dans son approche de l'écriture vivifiée par l'urgence.
Mais contre toute attente, la sophistication de Pop Satori n'a pas l'heur de convaincre Virgin qui attendait une nouvelle pluie de singles formatés pour le goût du moment quand Daho prend peut-être un temps d'avance sur ses pairs en anticipant l'air du temps à venir. Jusque dans son titre, et les deux morceaux ouvrant et refermant l'album, empruntés au Satori à Paris de Jack Kerouac, un concept d'illumination bouddhique immortalisé en littérature par le pape de la Beat Generation et entrevu par le chanteur durant cette intense expérience londonnienne, l'incompréhension est totale. Et Virgin d'exiger que Tombé pour la France soit ajouté au programme de l'album, fut-ce comme un cheveu sur la soupe, pour limiter les dégâts commerciaux entrevus. Là encore, les références sont légions, à la littérature (Artaud, Miller, Rimbaud, Le Café de Flore, Oscar Wilde et son g sur 4000 années d'horreur), au jazz, à Nico et donc au Velvet chéri (Pop égérie O.) à Syd Barrett donc, mais les tubes appelés de leurs voeux par Virgin sont bel et bien là qui s'abandonnent pour ne pas être démasqués fleurissent dans le compost de l'exigence.
Car qui peut dire qu'Epaule Tatoo, chronique infiniment turboustée de nuits passées dans le club londonien Le Taboo, égarées dans la contemplation d'une belle tatouée nommée Suzy, dont les gimmicks gainsbourgiens et cartoonesques font pop sous la langue à l'unisson des systoles synthétisées par Turboust, qui peut dire donc que ce titre n'est pas taillé pour le dance-floor "par le tempo possédé" ? Quant à Duel au Soleil, dont le tempo et la langueur dénotent, Daho y pousse dans ses derniers retranchements la mélancolie irrepressible de l'amoureux chronique dont les histoires durent moins longtemps que les éternelles ruptures, dont les coups de foudre répétés se muent inéluctablement en séparations incendiaires, en duels fiévreux. Là encore, ce sera, comme Epaule Tatoo, l'un de succès les plus cinglants du chanteur, longtemps pensionnaire du Top 50 de l'époque maintes fois repris.
L'album, lui, reste encore aujourd'hui un album-balise dans la carrière de Daho et une référence pour les héritiers que le mariage électro-pop ne manquent pas de séduire. Surtout, comme pour contredire le flair dubitatif de sa maison-mère, Pop Satori devient disque d'or puis de platine l'année suivante et se trouve nominé dans trois catégories aux Victoires de la Musique. Et les salles, les salles, en live s'agrandissent, les Olympia se démultiplient achevant de témoigner de l'échec tout relatif que semblait annoncer l'étrange facture de cette illumination pop de 1986.
Regarder le désir en face
Pour nos vies martiennes (1988)
À l'heure d'aborder la suite d'une aventure qui s'est sensiblement accélérée depuis la sortie de Tombé pour la France, Etienne Daho est un prince fatigué par les enregistrements menés tambour battant, les tournées exaltantes, les nuits folâtres qui s'y intercalent avec une régularité métronomiques, sa maison d'édition phonographique Satori Songs, les batailles avec son label et les sollicitations multiples qui exposent aux quatre vents ce grand timide. Alors il décide d'un nettoyage par le vide, quittant l'hystérie parisienne pour l'anonymat londonien où il retrouve ses flâneries adolescentes. Change aussi son fusil musical d'épaule : au rencart les synthés et exit l'ami Arnold Turboust qui tente de donner corps à sa carrière solo, dans le sillage d'Adélaïde.
Car il s'agit ici de faire table rase tant esthétiquement que dans la méthode, hautement collaborative, conviant nombre d'artistes au rang desquels des fidèles et de nouvelles têtes (Busta Jones, Edith Fambuena que Daho vient de produire avec ses Valentins et qui lui offre le très beau Caribbean Sea, l'Américain francophile Theo Hakola et même Armande Altaï, future icône extravagante de la Star Academy).
D'un ton toujours désabusé, Daho déroule des préoccupations plus adultes et dissèque les relations avec davantage de crudité, cessant de métaphoriser le désir pour le regarder en face. Singulier retour à l'acoustique, Pour nos vies martiennes compte par ailleurs une demie-douzaine de compositeurs sans que Daho ne trouve de difficultés à faire de l'ensemble sa chose, de ces vies martiennes son manège à lui, suivant pour cela quelques intuitions que le hasard a bien voulu prolonger pour faire le lien.
Reste que la postérité garde surtout de cet album le single massue qui toujours ou presque finit par jaillir de l'ensemble. En l'occurence, Bleu comme toi et son riff élégiaque et dansant à la fois, comme un pont jeté vers les jeunes années d'Etienne (le titre est d'ailleurs composé de longue date et donc comme téléporté du passé). Autre classique : la déchirante ballade au piano Des heures hindoues où Daho réverbère au sens propre une infinie mélancolie qui clôt l'album en laissant la porte ouverte. Et que sans doute figure plutôt finement la pochette imaginée par Guy Peellaert, l'artiste belge oscillant entre pop art et surréalisme, qui avec Rock Dreams et quelques pochettes célèbres (Rolling Stones, David Bowie) a immortalisé le rêve rock'n'roll dans lequel Daho s'est si souvent baigné. Le chanteur y erre hagard au milieu d'une fête foraine aux contours inquiétants.
Une fois encore la tournée qui suit l'album prend une nouvelle dimension pour investir le Zénith de Paris sept soirs d'affilée, tous ses petits frères de Province et une palanquée de Palais des Sports. Le chanteur et son groupe s'offrant même une date londonienne au Marquee. Tournée dantesque immortalisée sur Live Ed, premier disque live d'une carrière qui en comptera de nombreux autres. L'occasion pour son label, dont le métier est d'être opportuniste, de sortir une version live du single Le Grand Sommeil. Et puisqu'il faut un clip, celui-ci est tourné aux USA par Bertrand Fèvre, à l'occasion d'un road trip devant aboutir à une sorte de vrai-faux documentaire sur Daho baptisé Tant pis pour l'Idaho.
Ailleurs la bête sauvage
Paris ailleurs (1991)
De ces années intenses, Daho ressort épuisé, à bout de souffle et de course, avec l'envie farouche d'opérer la mue qui va de pair avec la maturité qui semblait tant tarder à le gagner. Et c'est à Lisbonne qu'il compte écrire et composer de A à Z son futur disque. Le séjour ne doit durer que quelques jours ? Une fulgurante histoire d'amour l'y retient pendant un an. Fournissant au passage la matière de ce qui deviendra Paris ailleurs, disque en forme de journal intime, de carnet de voyage qui dissèque, de la naissance à l'extinction, l'aventure amoureuse.
Mal remis de son ivresse amoureuse, Daho emmène sa nouvelle complice musicale Edith Fambuena à New York pour poursuivre la conception en terre étrangère de ce Paris ailleurs. C'est que le chanteur qui entend donner une couleur soul à l'ouvrage rêve secrètement d'un requin de studio aux manettes de la production. Mais les emplois du temps de la légende Nile Rodgers et du producteur de Lenny Kravitz, Henry Hirsch ne permettent pas d'honorer le rendez-vous. Carlos Alomar, guitariste cher à David Bowie, est lui rapidement remercié pour cause d'excès d'ingérence. Car Daho sait exactement ce qu'il veut. Constat qui l'incite à coproduire finalement l'album avec Edith Fambuena, entourés de musiciens US aguerris. Idée de génie tant Paris ailleurs, magnifiquement produit, constitue un album pivot dans la carrière d'un Rennais qui retrouve la flamme qu'il pensait perdue, tant sur le plan des textes, aussi intimes dans leur approche du rapport amoureux et de la personnalité désarçonnante de ce grand timide volcanique (sur Comme un igloo) que bourrés de trouvailles, que sur son versant musical.
Sur une multitude de tempos, la soul et parfois les choeurs gospel côtoient une pop ligne claire qui doit beaucoup aux guitares cristallines d'Edith Fambuena. Ici point de tube déflagrant, jailli comme un beau diable d'une boîte à ressort pour prendre comme d'usage toute la lumière mais un ensemble de compositions si impeccables et inspirées qu'il accouche de pas moins de cinq singles et se vend à 600 000 exemplaires, soit le double de Pour nos vies martiennes. En s'effaçant pour de bon un long moment, Daho n'a fait bien malgré lui qu'attiser le feu d'une Dahomania alors à son pinacle, élargissant considérablement son public. Plus personne désormais n'ignore cet Etienne Daho qui sur la pochette du disque, signéeNick Knight, regarde son audience droit dans les yeux, sans fard, faux semblant, ni afféterie, délivré de son éternelle évanescence : "la bête sauvage" en lui, soulignera le chanteur, car il y en a une et Paris ailleurs nous la livre en pâture.
C'est peu de dire que la mue a réussi, qui permet au chanteur de revoir encore et toujours à la hausse des ambitions scéniques qui tapaient déjà très haut lors de la précédente tournée. Car ce Tour de Paris et d'ailleurs qui remplit trois Zénith et deux Olympia élargit considérablement le concept d'ailleurs, qui passe par les principaux pays d'Europe, mais aussi le Canada et le Japon pour les quatre dates les plus "exotiques". Le disque tiré de cette tournée idyllique pour tous ceux qui l'ont vécues (à commencer par les deux Valentins Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot),