Ouvrages de dames

Mardi 1 mars 2022

À plein temps & Rien à foutre / Deux portraits de femmes au travail dans deux longs métrages dont les titres se répondent étrangement, Rien à foutre et À plein temps, mais dont les approches divergent radicalement. Deux rôles en or offerts à deux comédiennes faisant le job à la perfection.

Photo : A Plein Temps, ©Haut et Court

Le travail... Vous savez, ce qui devrait ĂŞtre au cœur des dĂ©bats des candidats Ă  la prĂ©sidentielle, mais se trouve invariablement relĂ©guĂ© après les Ă©pouvantails dĂ©magogiques du moment. Heureusement qu'il y a le cinĂ©ma pour rappeler qu'on ne vit pas dans une start-up nation remplie d'incubateurs Ă  cadres en baskets nĂ©o-vintage : il y a aussi les petites mains, les sans-grade, les invisibles qui sont souvent... des femmes.

Dans À plein temps, on suit la course à perdre haleine de Julie, mère célibataire vivant en lointaine périphérie confrontée aux grèves SNCF, devant gérer ses enfants, son découvert, son boulot dans un palace parisien, sa quête d'un emploi en phase avec ses compétences professionnelles...

Sans aucun répit, sans trêve ni repos, la cascade des jours et de l'épuisement, des espoirs et des désillusions, des faux-bonds et des renoncements. Vingt-quatre heures ne suffisent pas à Julie pour combattre la pile des épreuves à surmonter quotidiennement pour être une employée efficace, une mère patiente et une postulante conquérante. Éric Gravel colle au plus près son héroïne (ce qui relève de l'exploit tant elle ne tient pas en place), use d'un montage acéré pour accélérer la vitesse ; il dispose surtout du Stradivarius Laure Calamy capable de faire défiler sur son visage quantités de masques sociaux ou d'émotions en un tournemain. Étonnement immersif, À plein temps jette par empathie le spectateur sur des charbons ardents, créant par accumulation une tension et un suspense redoutables : il est en effet totalement impossible de savoir de quel côté les choses peuvent tourner, si tel ou tel personnage est un allié potentiel de Julie ou une planche pourrie. Cette imprévisibilité, ajoutée à l'effet centrifugeuse du filmage, contribue à accentuer la stupéfiante impression de vérité (et non de "jeu") délivrée par ce film.

La possibilité d'une aile

Dans Rien Ă  foutre, Cassandre travaille comme hĂ´tesse de l'air pour une compagnie low-cost basĂ©e dans une Ă®le mĂ©diterranĂ©enne. Entre vols rĂ©pĂ©titifs et coups d'un soir arrosĂ©s, sa vie tient de la routine d'une spring breakeuse Ă  l'annĂ©e. Vient le moment d'Ă©voluer et de revenir au bercail... Rarement on aura autant eu l'impression de "voir" sur Ă©cran un livre de Houellebecq : mĂŞmes protagonistes roboĂŻdes, petits soldats interchangeables du capitalisme zombifiĂ©s par la consommation de sexe et de stupĂ©fiants divers ; mĂŞme minutie dans la description des process, du vocabulaire corporate, du management standardisĂ© des multinationales ; mĂŞme observation clinique du vide existentiel et de l'ennui abyssal que ces mĂ©tiers survendant du kif, du fun et des sourires de façade procurent Ă  leurs employĂ©s. Il faut, au passage, un sacrĂ© talent pour documenter le dĂ©sœuvrement sans lasser son public : le choix des cinĂ©astes de filmer de manière quasi amateure les sĂ©quences de soirĂ©es restitue parfaitement l'improvisation totale des nuits sans lendemain de Cassandre.

Et puis Rien Ă  foutre bifurque, passĂ©e sa moitiĂ©, sur un autre film Ă©voquant davantage le cinĂ©ma des Dardenne, quand Cassandre rentre chez son père et sa sœur en Belgique. Ce segment permet de comprendre son besoin de changer d'air et de s'inventer une vie Ă  elle. Avec sa moue lasse, Adèle Exarchopoulos est l'interprète idĂ©ale de ce faux film mineur qui, contrairement Ă  ce que son titre en apparence provocateur pourrait laisser croire, travaille son sujet en profondeur.

★★★★☆ Ă€ plein temps de Éric Gravel (Fr., 1h25) avec Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich...

★★★★☆ Rien Ă  foutre de Emmanuel Marre & Julie Lecoustre (Fr.-Bel, 1h52) avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin... (sortie le 2 mars)