Tatiana Frolova, de la Sibérie à Lyon
Théâtre de l'urgence / Depuis qu'en 2011, Tatiana Frolova a fait son apparition dans le festival Sens interdits, elle n'en est plus repartie. Son travail minutieux et poignant racontant l'URSS puis la Russie droit dans les yeux est précieux. Réfugiée politique en France avec sa troupe, elle publie ses textes et crée "I'm fine" ce mois-ci aux Célestins où elle est artiste associée. Il y est question de faire sa vie sur un nouveau territoire.

Photo : Tatiana Frolova © Théâtre KnAM
Là d'où nous venons, là où nous sommes : la question du territoire traverse les créations de Tatiana Frolova depuis les années 2000, lorsqu'elle a embrassé le théâtre documentaire. Avant, elle a monté des textes de Jean-Paul Sartre, de Nicolas Gogol, de Friedrich Dürrenmatt dans le petit théâtre de sa Sibérie natale. Née en 1961 à Komsomolsk-sur-Amour, elle a la trentaine quand le socialisme d'État vacille puis s'écroule. D'un coup, en 1987, il devient alors possible de faire du théâtre privé. Elle monte la compagnie du KnAM : une petite salle nichée dans un appartement avec 25 places pour le public. Le jour, avec ses amis, elle donne des cours de théâtre aux enfants ; le soir, ils fabriquent des spectacles. Peu à peu, les mensonges avec lesquels ils ont grandi éclatent. Le réel et l'irréel se confondent. Par exemple, elle apprend que leur ville de l'extrême-ouest n'a pas été construite par les communistes selon le récit véhiculé dans les livres mais par des prisonniers du goulag. Dès lors, Tatiana Frolova s'attache à faire un théâtre du réel en mouvement. Avec des monceaux de terre, des bouts de papiers, des reliques de dentelle, des photos de famille projetées au mur ou des dessins à la craie, elle matérialise et raconte de façon quasi archéologique la face sombre des régimes successifs et de comment les dirigeants ont endoctriné la population. C'est peine perdue en ce qui la concerne.
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Aller sans retour
Protégée un temps par sa distance avec Moscou (8000 km et sept fuseaux horaires), elle n'a longtemps pas pâti de fabriquer un théâtre dissident. Durant les années 2010, elle a continué à faire des allers-retours - parfois tendus - entre l'Europe où elle a beaucoup été programmée (jusqu'à la prestigieuse Schaubühne de Berlin) et chez elle. Mais en février 2022, Poutine envahit l'Ukraine. Elle fuit et trouve asile avec ses camarades, en France, à Lyon. Ils obtiennent le statut de réfugiés politiques pour dix ans. Il y a deux ans, elle donne son premier spectacle fabriqué en exil (Nous ne sommes plus), et raconte ce que c'était que de partir définitivement en emportant juste une valise de 23 kg. Que garder de toute une vie ? Dans I'm fine, dont la première est le 14 octobre 2025 au théâtre des Célestins où elle est une des quatre artistes associées, elle veut déconstruire les mythes que les Européens entretiennent à propos des Russes et vice-versa. Elle souhaite dire ce que c'est qu'être aujourd'hui sur une terre qui n'est pas celle qui l'a vue naître. Travailler la mémoire est son mantra. Elle poursuit ainsi ses interrogations sur les notions d'exil, de foyer, de patrie et de refuge. En France, dit-elle en englobant son équipe, « nous réapprenons à marcher ».
I'm fine
Du 14 au 25 octobre 2025 aux Célestins (Lyon 2e) ; de 8 à 42€
Le bonheur, Nous ne sommes plus, I'm fine...
Textes publiés le 14 octobre 2025 aux éditions Koïnè
Sens interdits, mine d'or
Pour cette 9e édition, 13 spectacles sont proposés dans 9 théâtres différents. Parmi eux, il y a notamment Une nuit blanche (aux Subs, les 24 et 25 octobre) d'autres artistes russes exilés que Tatiana Frolova connaît bien. Elina Kulikova et Dima Efremov ont crée un concert-manifeste entre piano classique, électro et performance pour raconter cet arrachement à son pays et les risques insensés qu'ils ont pris pendant leur fuite. Des artistes ukrainiens sont aussi invités, notamment pour la première incursion du festival dans le champ du jeune public : les marionnettes de Giraffe-Mons (Le Ciel, du 16 au 18 octobre) par le théâtre Afanasyev de Kharkiv. Par ailleurs, Sens interdits poursuit sa collaboration avec la passionnante Chrystèle Khodr, interprète en solo de son texte Silence ça tourne (TNP, 29 au 31 octobre) sur le massacre du camp de réfugiés palestinien de Tel-Al-Zaatar en 1976, au Liban, son pays. La Palestine sera présente avec Gaza ô ma joie (Théâtre Jean-Marais de Saint-Fons les 16 et 17 octobre) de la poétesse Hens Jouda réfugiée depuis quelques mois au Caire. Les nations du Rwanda et du Chili sont aussi, comme à chaque édition, au cœur de la programmation avec des spectacles qui font le lien entre les générations meurtries d'hier et celles qui tentent de se révéler désormais (respectivement Hewa Rwanda au théâtre de la Croix-Rousse le 17 octobre et Reminiscencia aux Célestins du 22 au 24 octobre).
Festival Sens interdits
Du 10 au 31 octobre 2025 à Lyon et dans la métropole ; de 8 à 32 €