Sens interdits, « nous sommes instigateurs de tournées internationales »
Festival de théâtre / Après le départ de Patrick Penot ; Tina Hollard et François Remandet ont repris à deux la direction du festival de théâtre international Sens interdits. La 9ᵉ édition de l'événement gravitant autour des questions de mémoires, d'identités et de résistances se déroulera à Lyon, du 10 au 31 octobre 2025.
Photo : Tina Hollard et François Remandet ©LS/LePetitBulletin
Le Petit Bulletin : L'ancien directeur, Patrick Penot, était bénévole, tandis que vous, Tina Hollard et François Remandet vous ajoutez ses tâches à celles qui étaient déjà les vôtres (respectivement responsable de production et de coordination et relations publiques). Comment s'est passée la passation, et comment jonglez-vous avec toutes ces obligations ?
Tina Hollard : François est présent sur le festival depuis 5 ans, et moi depuis 8. La passation a pu se faire au long cours, nous rencontrions déjà des artistes fidèles, participions à des temps de prospection avant même que nous reprenions ce poste. Nous avons pu nous imprégner de la capacité de découvreur de Patrick Penot, de sa vision, face à des contextes, des histoires de vie difficiles. Nous aurions souhaité recruter pour redistribuer un peu les tâches, mais faute de financements, nous nous contentons de renforts autour du festival, durant 3 à 4 mois.
LPB : À ce changement de direction ne représente donc pas de changement en matière de positionnement ou de programmation ?
TH : Nous continuerons à défendre des paroles qu'on n'entend pas ou peu, des esthétiques uniques, même des langues, c'est l'ADN du festival. Les changements sont réalisés à la marge. Pour la première fois, on programme un spectacle jeune public, Giraffe Mons, qui jouera au Ciel. C'est un vrai enjeu pour nous, un questionnement intéressant. Comment parler du monde à la façon de Sens interdits en adaptant le discours aux plus jeunes ? Je crois que la compagnie ukrainienne State academic puppet theater est très juste dans son rapport aux enfants.
François Remandet : Le cœur du festival sera aux Ateliers Presqu'île. On a dû abandonner le chapiteau pour plusieurs raisons, notamment financières. Les Ateliers n'accueilleront pas de spectacles, mais il y aura toujours des personnes avec des rencontres régulières avec des artistes. La vocation de ce lieu est aussi de permettre la compréhension totale de la programmation, il sera ouvert du mardi au samedi de 13h à 19h. On pourra y découvrir deux expositions. Une première par Ahmed Tobassi et Khalil Albatran, Witness, avec les dernières images capturées par drone de la ville de Jenin qui a été bombardée, en Palestine. L'autre exposition sera une déambulation en VR, toujours à Jenin avant les bombardements, et proposée par The Freedom theatre and artists on the frontline.
FR : De plus, on rend systématiques les traductions en surtitres anglais, pour que tout le monde ait accès à nos spectacles. On est un festival international, il ne faut pas qu'on soit seulement en français.
« À l'heure où les formats sont de plus en plus contraints, il était important pour nous de continuer à prendre des risques »
LPB : Avez-vous prévu des résidences cette année ?
FM : Nous souhaitons aussi poursuivre la dynamique de résidences sur le temps long que nous avions initiées l'année dernière. Cette année nous accueillerons entre autres Paula González Seguel pour son spectacle Ütruf Tripay. Elle sera en résidence pendant le temps du festival, au Théâtre de l'Atelier du 16 au 18 octobre et, préalablement, elle sera en résidence dans un lieu en montagne et ensuite 4 jours en résidence à la Scène Nationale de Sète.
Le spectacle sera créé en 2026 dans le cadre du Festival international Santiago a Mil et sera ensuite en tournée en France sur la saison 2026-2027. Cela répond à une volonté d'accompagner les artistes sur des temps de création et de construire les tournées internationales en amont. La présence de Paula González Seguel sur la métropole pendant le festival sera l'occasion d'associer de futurs partenaires de tournée autour de ce travail.
Nous l'avions déjà accueillie en 2021 pour Trewa : à l'époque cela représentait 21 personnes en tournée, c'était une vraie prise de risque économique, tout comme Mothers, a song for wartime de Marta Górnicka. À l'heure où les formats sont de plus en plus contraints, il était important pour nous de continuer à prendre ces risques. Ütruf Tripay rassemblera 9 personnes au plateau et 16 personnes en tournée. La résidence d'octobre concerne, elle, 5 personnes de l'équipe de création.
LPB : Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire d'inclure des ''journées professionnelles'' dans la programmation de Sens interdits ?
FM : Nous avons le souci de ne pas faire venir des personnes de très loin, - qui effectuent parfois des voyages difficiles - pour seulement deux jours, mais ce n'est pas la seule raison. C'est aussi pour permettre une meilleure connexion des artistes avec des programmatrices et programmateurs du territoire élargi ainsi qu'avec le public, qui est souvent friand d'échanger au-delà du seul spectacle. C'est aussi pour cela qu'on propose leur travail au sein de masterclasses, dans des écoles d'art, à l'ENS, dans les conservatoires... Le plus possible sur du temps long, parfois même durant plusieurs jours.
TH : C'est important d'organiser ce temps de rencontre avec des professionnel(le)s d'autres théâtres, pour rassurer sur la caractéristique "théâtre engagé" ; qui fait peur à de nombreuses structures, notamment à l'heure de la raréfaction des subventions. Nous aimons aussi dire que nous sommes « incitateurs de tournées internationales ». On montre comment nous fabriquons ces tournées, et ce qui les a permises en termes d'associations de professionnels.
« C'est un engagement, c'est certain, mais à quoi sert la culture si ce n'est à construire le vivre-ensemble ? »
LPB : Il est vrai que, par exemple, la municipalité de Choisy-le-Roi avait exigé la déprogrammation du spectacle du Palestinien Ahmed Tobasi - labellisé Sens interdits - And Here I am en raison de l'attaque du Hamas en Israël.
TH : Ils ont fini par le reprogrammer un mois après, car la presse a crié à la censure. Aujourd'hui, il a effectué 25 dates au cours d'une tournée internationale qui a très bien marché, en Europe, mais aussi au Chili par exemple, où il y a une importante diaspora palestinienne.
FM : Quand on voit la réaction de certains élus, il est normal que certains lieux soient frileux de programmer des spectacles politiques. C'est à nous de montrer que tout se passe bien, qu'il n'y a pas de drame, il faut seulement passer le pas. C'est un engagement, c'est certain, mais à quoi sert la culture si ce n'est à construire le vivre-ensemble ?
LPB : Ce ne sont pas n'importe quels artistes internationaux que vous programmez et accompagnez, y'a-t-il des spécificités à recevoir des compagnies et artistes issus de zones de guerre, de zones sinistrées ?
TH : On pense le soin et les besoins. Sens interdits s'est engagé à accueillir des artistes palestiniens en résidence en 2025 par exemple, avec de nombreux partenaires culturels de la métropole lyonnaise, dans le cadre du programme Sawa sawa de soutien à la scène artistique et culturelle palestinienne mis en œuvre par le ministère des Affaires Étrangères et l'Institut Français de Gaza. Nous accueillons l'artiste palestinienne Rula Nassar et lui offrons aussi une résidence de pause, de recul, de temps pour elle, pendant 4 mois, sans objectif productif, de création. C'est un moment de répit.
FM : C'est aussi pour ça qu'on essaye d'être de meilleurs en meilleurs dans la production, on veut aller toujours plus loin dans l'accompagnement des artistes. Notre fonctionnement articule étroitement production et programmation ; c'est pour rendre possible l'accueil de spectacles que nous organisons des tournées.
Sens interdits ce sont aussi des rencontres avec des artistes, des collaborations avec des écoles - le Conservatoire de Lyon, l'ENSATT, l'ENS Lyon, l'École de la Comédie de Saint-Étienne, celle de Lausanne... -, une webradio, des ateliers, des projections vidéo, des concerts et une collection de 14 titres dans la maison d'édition L'Espace d'un instant - parmi lesquels les textes de la Franco-Turque Sultan Ulutaş Alopé, de la Roumaine Anca Bene et de la Malienne Jeanne Diama. Pourquoi avoir voulu investir ces champs-là ?Â
FM : ce n'est pas forcément une diversification. On cherche surtout à s'ancrer sur un territoire, à bien préparer les personnes à aller voir un festival. La webradio existe depuis 2019 avec des ateliers d'écriture. Ce qui évolue, c'est la régularité. On est de plus en plus identifiés, donc on est de plus en plus sollicités pour participer à des projets qui ont du sens : faire entendre des récits, des voix des minorités, qui sont positives, même si elles sont dures. On nous demande de donner des éléments à la jeunesse, de faire intervenir face à eux ces artistes du monde entier. C'est assez génial, il émerge des réflexions, des alchimies... inédites. Pour une fois, certains jeunes se sentent représentés, notamment ceux issus de l'immigration.
 « Nous sommes face à une grande difficulté économique »
LPB : Il y a un an, le festival a perdu 30 000 euros de subventions de la Région Auvergne-Rhône-Alpes pour les années paires sous sa forme Contre-sens, et 50 000 euros pour sa forme ''entière'' Sens interdits. Comment envisagez-vous l'avenir ?
FM : Nous en saurons plus le 25 septembre ou après, date à laquelle nous passerons en commission à la Région [l'entretien a été réalisé le 16 septembre ndlr]. Cette perte, inattendue, s'est avérée très problématique, et difficile à comprendre. Nous faisons rayonner le territoire à l'international et vice-versa. Heureusement, nous restons soutenus par la Ville, la Métropole et la DRAC. L'année dernière, nous avons été tellement pris de court que nous avons dû nous désengager de la coréalisation de trois représentations de Los diás afuera de Lola Arias au théâtre de la Croix-Rousse ; nous avons tout de même donné 4 000€ et communiqué de la même façon mais ça n'a pas été facile. Nous avons fini avec un déficit de 25 000€...
Il y a eu deux éditions de Contre-sens, le pendant biennal de Sens interdits. Y'aura-t-il une troisième édition ?
TH : Nous sommes face à une grande difficulté économique. S'il y a un festival à sauver, c'est évidemment Sens interdits. Cela ne veut pas dire qu'on disparaîtra complètement un an sur deux, mais plutôt qu'on se recentrera sur le soutien aux artistes : nous allons imaginer des temps de spectacles mais aussi faire tourner les spectacles, organiser des rencontres pour valoriser les parcours, les combats.
FM : On peut d'ores et déjà dire qu'il y aura un focus Palestine l'année prochaine, et un autre focus Premières nations avec Paula González Seguel. On ne veut pas faire un festival pour faire un festival, nous souhaitons être souples sur les dates, pour pouvoir programmer les choses les plus qualitatives possibles, et construire autour de tournées existantes.
LPB : Cette année, avez-vous dû faire l'impasse sur des dispositifs ou des spectacles ?
TH : Non, mais si le financement de la Région n'est pas reconduit, l'année prochaine sera extrêmement problématique. On devra revoir un peu les choses, on ne sait même pas à quels endroits cela va se jouer... On n'a déjà pas de locaux "à nous", on est renouvelés tous les six mois, nous sommes une équipe réduite au strict minimum. On est déjà dans une forme de grande précarité, il faut trouver un juste équilibre dans tout ça.
Festival Sens interdits
Du 10 au 31 octobre 2025 dans toute la métropole ; prix variables