Palme d'or à Cannes, cette sombre évocation par Michael Haneke d'une communauté protestante en Allemagne avant la Première guerre mondiale fait la généalogie d'une société puritaine, dans une forme magistrale.Christophe Chabert
Tout part d'une chute de cheval. Pas un accident, mais un fil soigneusement tendu pour faire trébucher l'animal et son cavalier. Un petit crime qui ne débouche que sur un plâtre a priori sans conséquence. Mais dans Le Ruban blanc, tout, justement, prête à conséquences. La construction diabolique du film de Michael Haneke tient à ce que sa mécanique se joue sur deux plans : celui des faits, et celui, beaucoup plus opaque, des motifs. Avant d'évoquer ce que raconte Le Ruban blanc, il faut parler de sa forme. Des plans composés au micromètre dans un noir et blanc numérique rappelant les photos de l'époque où se déroule le film : le début du XXe siècle. Une apparente objectivité, qui est la patte de Haneke depuis ses débuts ; mais dans ce film plus que dans les autres, l'action se développe autant dans ce champ contraint que dans un hors champ infini. À chaque événement sur l'écran correspond un autre qui le dépasse, et qui peut tout aussi bien être un acte aux répercussions dévastatrices ou un écho historique encore lointain, une petite bassesse passée ou un grand cataclysme à venir.
Surfaces insensibles
Derrière sa surface glaciale, presque opaque, le film bruisse de multiples arrières mondes, si bien qu'on a parfois la sensation d'assister à un film fantastique. Le mal rode comme une menace imprécise mais permanente, omniprésente et évanescente, et l'inexpressivité des protagonistes n'est que le reflet d'une culture qui leur a dicté de refouler leurs sentiments. À l'écran, ils ne sont ni noirs, ni blancs, ils réfléchissent les zones d'ombres et de lumière comme des surfaces insensibles, se fondant dans les paysages gris de la campagne allemande. Haneke filme donc cette micro-société protestante et rigoriste à la veille de la première guerre mondiale. Les personnages n'ont pas de nom, juste des fonctions : le médecin, le professeur, le pasteur... Après l'accident initial, d'autres méfaits sont commis. On accuse ; on venge, sans procès ; on tue ; on punit, au sein de sa propre famille, l'impureté de ses enfants. Tout le monde sait, mais tout le monde se tait, car c'est ainsi que la communauté se préserve et se perpétue. Personne n'échappe à cette loi du silence moral, y compris ceux qui ont une conscience. Libre à chacun, au sortir du film, de le continuer : première, seconde guerre mondiale ? Nazisme ? Stalinisme ? Ou notre monde contemporain, dont le néo-puritanisme s'épanouit à longueur de blogs, n'attendant qu'un fait-divers aussi banal qu'une chute de cheval pour montrer son vrai visage ?
Le Ruban blanc
De Michael Haneke (Fr-All, 2h24) avec Christian Friedel, Ernst Jacobi...