James Brown, sors de ce corps !

Avec son premier album No time for dreaming, le chanteur soul vétéran Charles Bradley honore son glorieux héritage musical de son incarnation passionnée, avec cette œuvre faisant le bilan de 62 années d’existence. Propos recueillis par François Cau

Pour les novices en anglais, rappelons que “soul“, à la base, signifie “âme“. La musique du même nom, née dans les années 50 aux Etats-Unis, entendait ainsi conférer un supplément… d’âme au rythm’n’blues, en revenant aux sources jazz et surtout gospel. Les meilleurs interprètes de soul music n’ont pas tous eu de vécu tumultueux, il n’y a pas de cahier des charges exigeant au moins une addiction ou une disparition de proche traumatisante pour parvenir à ses fins ; mais ses hérauts les plus mémorables ont tout de même eu leur lot de biographies chaotiques, qu’ils sont parvenus à transcender avec leur pratique vocale. Charles Bradley chante depuis plusieurs décennies, mais n’accède à la reconnaissance qu’aujourd’hui, à la grâce de son premier album paru sur le label de référence Daptone Records. Les soixante années qui séparent ses premiers pas de ceux qui l’ont mené en studio ont construit, avec une ténacité rare, l’identité artistique d’un chanteur dont les textes, et surtout les impressionnants paroxysmes d’une voix puissante et heurtée, dessinent à grands traits son apaisement face à de nombreux accidents de parcours. Un regard sur sa biographie n’éclaire pas chaque morceau d’explications de textes données clé en main comme dans le film Ray. Il convient plutôt de bien prendre la somme de ces événements pour parvenir à saisir l’essence de son art. Les colles de la rue
En 1962, alors âgé de 14 ans, Charles Bradley va vivre deux expériences déterminantes. La première, plutôt cool, a lieu lorsque sa grande sœur l’emmène voir James Brown à l’Apollo Theater, fameuse salle de concerts de Harlem où le parrain de la soul enregistra quatre albums. L’adolescent est mystifié par la performance de son futur modèle. « Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais, je me demandais comment c’était possible d’exprimer son vécu de la sorte, et ça m’a forcément inspiré ; ça reste l’une de mes plus incroyables expériences ». Sitôt rentré à la maison, Charles commence à imiter les gimmicks scéniques de James Brown, avec les accessoires qui lui tombent sous la main. Fort de cette vocation inespérée, de ce nouveau sens imprimé à son austère existence, il prend sur lui de quitter l’instable domicile familial à Brooklyn, harassé par les pressions entre ses proches et par son dénuement. Il préfère encore arpenter la rue, et survit de la sorte pendant deux ans, en squattant dans des wagons de métro désaffectés. Ses compagnons de désœuvrement tombent tous peu à peu dans la came, se shootent à l’héro ; lui, heureusement, a une trouille bleue des aiguilles. Il essaie de s’adonner aux plaisirs artificiels en sniffant de la colle et en fumant de la weed – non seulement ça ne lui réussit pas, mais ça l’incite même à se reprendre en main : il incorpore le Job Corps, un programme fédéral de soutien aux plus défavorisés, et se voit envoyé dans le Maine pour devenir cuistot. Blues brothers
Dans ce cadre plus sécurisant, Charles apprend donc son métier de chef, et en profite même pour tâter de la musique. Il monte un groupe avec plusieurs collègues, répète régulièrement sa routine autour du répertoire de James Brown, va jusqu’à provoquer l’hystérie du personnel féminin du Job Corps lors d’un concert donné à leur attention. Dans l’absolu, sa vocation se confirme… puis ses camarades musiciens sont tous envoyés au Vietnam. Echappant à l’appel, Charles doit néanmoins accepter une mutation dans un hôpital psychiatrique de la banlieue de New York, où les cadences de travail sont beaucoup plus violentes, les collègues moins prévenants, et les forces de l’ordre franchement hostiles à sa couleur de peau. Au bout de neuf ans de ce régime, sans compensation musicale pour s’évader au moins par la pensée, il plie bagages, fait du stop jusqu’en Alaska (et se fait notamment balader par un homme qui lui avoue avoir tué sa femme et ses enfants peu de temps auparavant). Sur place, il retrouve du boulot comme chef, et un environnement encore moins accueillant. Finalement, c’est en Californie qu’il se posera, pendant vingt ans. On le laisse à peu près tranquille, il a même le temps de donner quelques concerts et d’assister à des sessions d’enregistrement pour s’imprégner d’autres expériences musicales. Mais l’ironie voudra que lorsqu’il s’apprête à payer les premières traites de sa future maison, on le vire de son job. En 1996, il répond à l’appel de sa mère, qui lui demande une dernière chance de le connaître, et rejoint sa famille à Brooklyn. Il est trimballé pendant trois ans entre les services sociaux, le chômage et l’hôpital, frappé d’une grave infection aux poumons, mal soignée dans les premiers temps. Dans sa douleur, il reçoit le soutien primordial de son frère Joseph. Une fois guéri, Charles fait la tournée des petits clubs de Brooklyn et se gagne une petite notoriété sous le nom de Black Velvet, toujours en faisant des reprises de son idole. « Un soir, je vois James Brown dans la salle, pendant une répétition, j’ai essayé de ne pas trop me montrer impressionné. Il est venu me voir une fois le set terminé, et m’a dit que ça lui avait plu, mais que je devrais interpréter mes chansons, faire ma propre musique. Mais je n’étais pas encore prêt à cette période de ma vie ». Peu de temps après, l’énième coup du sort, sans doute le pire. Charles se réveille un matin dans la demeure familiale au son des sirènes d’ambulances et de police : son frère vient d’être assassiné, d’une balle dans la tête.Arriver à ses fins
Dévasté, Charles Bradley trouve une nouvelle fois son échappatoire dans la musique, et finit par se faire remarquer par un ponte de Daptone Records. Il enregistre quelques singles, et se lie d’amitié avec Thomas Brenneck, alors membre du groupe de funk Dirt Rifle and The Bullets. Ce dernier s’installe dans son quartier, quitte son groupe pour le laisser voguer dans des atmosphères afrobeat, et entame plusieurs collaborations avec Charles, qui finit par lui conter son histoire personnelle. « Tom m’a suggéré de m’en servir, de mettre ce vécu en musique. Je ne voulais pas, ça me faisait peur, c’était trop lourd à gérer, et je craignais de trahir ma famille. On a tout de même essayé, et ça m’a vidé. Mais quand j’ai finalement écouté le rendu final, avec des chœurs et tous les instruments, j’étais ému aux larmes, et convaincu qu’on pouvait en faire quelque chose – ça m’a même permis de mieux communiquer avec mes proches, ma mère en particulier. Les premiers concerts ont été délicats, mais à présent, quand je sens que le public me renvoie de l’amour, je suis prêt à lui rendre ». Brenneck est entretemps devenu le pivot du Menahan Street Band, formation all stars et éclectique constituée de musiciens de Sharon Jones & the Dap-Kings, Antibalas, El Michels Affair et Budos Band (ses anciens comparses des Bullets). Ensemble, ils enregistrent un premier single, The World (is going up in flames), suivi de Heartaches and pain, sur la mort du frère de Charles. Deux notes d’intention enlevées sur l’album à venir, disponible chez nous depuis fin janvier (voir ci-dessous). Sur scène, Bradley conserve à l’occasion certains mouvements et tics de langage propres au parrain de la soul, mais charrie une émotion qui lui est définitivement propre. Porté par une foi indéfectible, il prend à cœur de se donner avec le plus de générosité possible à chaque représentation. Et au cas où l’on se méprenne encore sur le bonhomme, Thomas Brenneck lui demande régulièrement de reprendre en concert le magnifique Heart of Gold de Neil Young…

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