Pendant un quart de siècle, le réalisateur Terry Gilliam a quasiment fait don de sa vie au Don de Cervantès. Un dévouement aveugle, à la mesure des obsessions du personnages et aussi vaste que son monde intérieur. Mais l'histoire du film n'est-elle pas plus grande que le film lui-même ?
De retour en Espagne où il avait tourné son film d'études inspiré de Cervantès, un réalisateur de pubs en panne créative (Adam Driver) retrouve le cordonnier (Jonathan Pryce) à qui il avait confié le rôle de Don Quichotte. Mais celui-ci se prend désormais pour le chevalier à la triste figure et l'entraîne dans sa quête...
À un moment, il faut savoir terminer un rêve. Même quand il a tourné en cauchemar. L'histoire de la conception L'Homme qui tua Don Quichotte est l'une des plus épiques du cinéma contemporain, bien davantage que celle racontée par ce film aux visées picaresques. Palpitante et dramatique, même jusque dans ses ultimes et rocambolesques rebondissements. Idéalisée par son auteur pendant un quart de siècle, cette œuvre a gagné au fil de ses avanies de production une de nimbe de poisse à côté de laquelle la malédiction de Toutankhamon passe pour un rappel à la loi du garde-champêtre.
Elle a aussi suscité une attente démesurée auprès du public, sa légende de film invisible étant alimentée par le remarquable documentaire Lost in la Mancha. Quant à sa malédiction supposée (identique à celle frappant toutes les adaptations antérieures du roman de Cervantès), elle s'est finalement trouvée amplifiée par le barnum cannois qui l'a transformée en enjeu de prétoire. Était-ce une bonne idée d'offrir en guise de récompense à l'opiniâtre Gilliam le plaisir amer de gravir les marches rouges pour un film ayant failli lui faire la peau un nombre incalculable de fois ? D'offrir cette surexposition à ce qui se révèle un film mineur ou, plus précisément, de synthèse et de reprises de thèmes déjà bien disséqués par le cinéaste ?
Après l'heure, est-ce encore l'heure ?
Des Aventures du Baron de Münchhausen (1989) à Fisher King (1991) – pour ses héros fantasques (un brin schizoïdes) habités par un esprit de conquête chevaleresque – à L'Imaginarium du docteur Parnassus (2009), aux Frères Grimm (2005) ou Las Vegas Parano (1998) pour l'ambiance foraine, carnavalesque et la confusion entre la fiction et la réalité, Gilliam a passé son temps à disséminer des morceaux de la figure hallucinée de Quichotte chez d'autres personnages. Par ailleurs, on trouve maints avatars du couple qu'il forme avec Sancho Panza dans la plupart de ses films. La surprise se trouve donc ici émoussée. Pire : il y a comme un sentiment de déception visuelle, Gilliam peinant à éblouir et à donner une représentation des lubies de son cavalier exalté.
Certes, les images en noir et blanc du pubard ont la profondeur mystique de Mikhaïl Kalatozov ; les plans dans le château du grand méchant sont filmés à la Nicolas Roeg, en suivant des angles improbables avec des optiques déformantes. Il y aussi des géant en numérique à la fin. Mais il manque quelque chose. Comme une magie, une émotion et une authentique mélancolie qui ne transpire pas dans cet empilement patchworkesque d'aventures bancales. On ne marche pas et, sincèrement, on en éprouve de la peine pour tout le monde. Y pour compris pour Paulo Branco.
L'Homme qui tua Don Quichotte
de Terry Gilliam (Esp.-G.-B.-Fr.-Port.-Bel., 2h12), avec Jonathan Pryce, Adam Driver, Olga Kurylenko...