Interview / Rêvée pendant 30 ans, l'adaptation par Xavier Giannoli du roman d'apprentissage de Balzac voit enfin le jour. Une fresque au souffle épique qu'il qualifie cependant à raison « d'intime », tendant un miroir stupéfiant à notre époque. Du cinéma à grand spectacle par un cinéaste possédé. Rencontre.
On a l'impression que c'est un film-somme pour vous : on y trouve des supercheries, des impostures, des déceptions... Bref, des thématiques traversant tout votre cinéma...
Xavier Giannoli : J'en ai bien peur... [sourire] Pour remettre les choses à l'endroit, j'ai lu le roman quand j'avais l'âge du héros, à 19 ans, et ç'avait été une expérience totalement bouleversante. J'ai été touché par sa vie, ses épreuves. Je me sentais moins seul face au monde — on a tous vécu ça. Ce roman est devenu obsessionnel pour moi, à l'époque. Je faisais des études de littérature et j'ai eu la chance d'avoir un prof vraiment extraordinaire qui m'a éveillé aux secrets de l'œuvre, à ses résonances contemporaines qui lui faisaient penser à ce que Fellini disait de l'irruption de la télévision dans la civilisation occidentale. Il arrivait à avoir une vue ample sur les questions de basculement de civilisation et se montrer très sensible sur le personnage, l'histoire d'amour, les déceptions, les échecs, les trahisons... Tout ce qui fait la vie sociale.
Ce film a donc été comme un cœur battant depuis mes vingt ans : j'ai toujours espéré pouvoir en faire une adaptation ; je n'ai jamais arrêté d'y travailler. Et comme j'écris mes films, je pense que ça a pu les influencer. Dans Marguerite, toutes les scènes dans les coulisses des théâtres, le claqueur, le fait que le journaliste s'appelle Lucien, c'était là. Dans L'Apparition, il y a aussi une illusion perdue pour le personnage de Lindon. Et j'en viens à m'interroger sur le fait que je n'arrive à m'intéresser qu'à des projets où un homme va mentir et son mensonge l'amène à la rencontre de la vérité du monde — c'est ça, À l'origine. Illusions perdues était comme le cœur qui faisait circuler du sang dans mes autres films.
Qui tous, d'ailleurs pourraient s'appeler Illusions perdues...
Mais quasiment tous les films pourraient s'appeler comme ça ! C'est une espèce de titre générique, tout simplement parce que ça a une vérité humaine, incontournable... C'est ce qu'il y a dans la phrase de la fin : « Je pense à ceux qui doivent trouver en eux quelque chose après le désenchantement. » Tout le monde ressent cette vérité humaine incontournable.
Et, pour boucler la boucle, le désenchantement était également présent dans votre court-métrage Palme d'Or, L'Interview...
C'est une illusion perdue, L'Interview. D'ailleurs, je ne sais pas si vous l'avez vu, mais Arte m'avait demandé de rendre hommage à Martin Scorsese dans Blow Up. J'en avais fait un film très important pour moi, qui dure 6 ou 8 minutes, où je raconte quelque chose qui m'est vraiment arrivé sur le tournage de Casino, et qui a à voir avec L'Interview.
L'écriture balzacienne se prête-t-elle aisément à la transposition cinématographique ?
En fait, c'est déjà du cinéma ! Le roman balzacien est organiquement cinématographique — je n'irais pas vous dire ça de Marcel Proust, de Gustave Flaubert ni de Nathalie Sarraute. Quand je lisais Balzac, je pensais à Orson Welles, à Ophüls, à une énergie visuelle délirante, généreuse, puissante, drôle, cruelle, méchante... Et d'ailleurs, il a été énormément adapté au cinéma depuis le muet, avec plus ou moins de bonheur.
Je savais que ce film serait long et je voulais que ce soit un torrent d'énergie, d'émotions et d'informations. Parce que moi, comme spectateur, j'aime vivre une espèce d'immersion. Après, ça ne m'intéressait pas de colorier les images d'un classique de la littérature ; ç'aurait été lamentable comme projet de mise en scène. J'ai donc essayé de trouver dans ma lecture, dans ce que j'avais ressenti du livre, un élan, une force, un mouvement. Et ce qui m'a beaucoup libéré, c'est la musique — c'est pour ça qu'il y en a autant, qui sont assez souvent des musiques rares et étranges. L'idée du spectacle me hantait, mais le spectacle cinématographique et le spectacle de la vie, le jeu des faux-semblants de l'hypocrisie et de la tricherie. C'est pour ça que rendre hommage au génie balzacien avec le cinéma, qui est l'art le plus impur et le plus dépendant de l'argent, a quelque chose de très cohérent.