Brigitte Giraud : « Ce livre est une organisation de la folie pour la rendre acceptable »

Brigitte Giraud : « Ce livre est une organisation de la folie pour la rendre acceptable »

Roman / Dans "Vivre vite", prix Goncourt 2022, Brigitte Giraud revient sur l'accident de moto qui a coûté la vie à son compagnon Claude en juin 1999. Un livre bouleversant sur le temps, le deuil impossible et la folie dans laquelle il entraîne, et qui dresse également le portrait d'un homme et d'un amour jamais éteint. Elle sera à la Bibliothèque d'étude et du patrimoine de Grenoble dans le cadre de la célébration des 60 ans d'indépendance de l'Algérie.

En 2001, dans À Présent, vous écriviez une première fois sur le décès accidentel de votre compagnon Claude. Qu'est-ce qui a nécessité d'y revenir ? Et qu'est-ce qui sépare ces deux livres ?

Brigitte Giraud : Ce sont deux livres de natures totalement différentes. À Présent était un livre de la sidération, de la catastrophe et de la déflagration, très concret qui allait du moment où on m'annonce l'accident, jusqu'au moment où la disparition est actée et définitive, la mise en terre c'est-à-dire la disparition du corps. Dans les années qui ont suivi j'ai eu un sentiment d'inachevé. Quelque chose me disait « Oui, mais Claude ? ». Je n'ai pas pu me résoudre pendant toutes ces années à ce qu'il puisse disparaître comme ça sans laisser de traces.

Les gens connus ont des hommages, les anonymes eux sont oubliés. Et ceux qui restent sont sommés de faire comme si la personne n'existait plus. Il y a cette question du deuil dont on nous fait croire qu'il s'accomplit en deux ans maximum. En même temps, il y a cette injonction de ne pas acter socialement cette disparition parce qu'il est impossible de parler de la mort, de la perte, de la douleur, on ne fait que tourner autour.

Le temps passant, j'avais l'impression que notre histoire, que Claude, que l'événement en soi, méritaient qu'on s'y arrête et qu'on prenne le temps de dire que cet homme avait existé, qui il était. De dire aussi que malgré nous, à la fin du XXe siècle et au XXIe, on subit la folie du libéralisme – cette histoire immobilière dont je parle dans le livre, cette histoire de moto qui n'était réservée qu'à l'exportation –, on subit une espèce de pression extrêmement brutale qui fait qu'on est dans une non-maîtrise absolue de notre existence. Je voulais regarder la croisée de tout ça.

Et puis aborder une chose, évoquée dans Une année étrangère, il y a plus de dix ans : la question du deuil qui ne se rattache pas à un événement qui aurait du sens du point de vue historique, sociologique, politique. J'en parle dans le livre, quand il y a un bombardement, il peut y avoir un collectif qui sait que politiquement, il s'est passé ça, même si c'est atroce. Pareil pour le Bataclan, il y a un partage, des compagnons, et c'est la question du sens. Là, il n'y a aucun sens : je glisse sur une peau de banane, j'accélère un peu trop fort sur une moto qui n'est pas la mienne, que je n'aurais pas dû prendre. Ça n'a tellement pas de sens que l'écriture va permettre de mettre du sens là où il n'y en a pas.

Parler de Claude, dire qui il était, était-ce forcément évoquer l'accident ? 

C'est une excellente question parce que j'aurais pu choisir de faire un portrait de cet homme dans l'enfance, avec ce que je savais : l'adolescence, l'Algérie, son rapport à la musique. Mais il y avait une zone d'ombre tellement forte dans les circonstances de l'accident qui pose aussi la question de son libre-arbitre et de sa zone de mystère. Car ce qui m'intéresse aussi c'est le mystère de cet homme.

Dans un couple, ce qui est fascinant c'est que l'autre garde toujours cette part d'inconnu qui fait qu'on ne peut pas expliciter pourquoi à un moment il se comporte de telle façon. Ça demeure une question irrésolue. J'étais donc face à cette dernière journée qui est une énigme et dans laquelle j'avais peur qu'il soit vraiment inconvenant d'oser entrer. Le reste j'en avais été témoin, objectivement mais la boîte noire de cette dernière journée, j'en ai tout un tas d'indices parce que certaines personnes m'ont renseignée et puis il y avait le travail, les horaires, des choses logiques. Restait cette part de mystère qui implique d'interroger l'autre d'une manière un peu différente et qu'il fallait tenter de lever.

Comment cette litanie de « si » qui mène à l'accident a-t-elle structuré ce livre ? 

Ce livre est presque une possibilité de donner une deuxième chance au destin de se dérouler autrement. Sur la structure, j'avais en tête le travail de ces plasticiens, Fischli et Weiss [qui réfléchissent sur l'effet domino et l'entropie à travers des installations provoquant une série d'événements s'enchaînant les uns les autres, NDLR], qui est pour moi la métaphore de nos existences, sauf qu'il n'y a pas un seul circuit dans nos existences mais une multitude, un effet de puzzle... Mais c'était moins pour dire « si je n'avais pas demandé les clés au notaire à l'avance, nous aurions... ».

Ce qui m'intéresse c'est juste d'explorer le « si » dans sa nudité. Quand je dis « si ma mère n'avait pas téléphoné à mon frère », ça me permet d'explorer ce qu'est un lien de famille quand on est adulte. Dans le chapitre où je suis à Paris chez mon amie Hélène, où je dois passer ce coup de fil que je m'étais promis de passer, j'interroge : « qu'est-ce qui fait que je ne passe pas un coup de fil ? ». Et donc je regarde cette époque où il n'y a pas de portable, ce que c'est que d'être de Province et d'aller à Paris... C'est assez sociologique et ça m'intéresse beaucoup de le resituer dans l'écriture. Le « si » est juste l'amorce d'une question intime et de société parce que l'intime, s'il n'est pas relié au collectif, on s'en fiche complètement.

Il y a dans Vivre vite l'idée d'expliquer l'inexplicable. Mais le faut-il absolument ? D'autant plus quand plusieurs jeux de dominos se déroulent en même temps.

Oui, tout en sachant que quand il n'y a rien de catastrophique, on ne s'interroge pas sur le pourquoi. Je pense que le cerveau humain a juste du mal à vivre sans comprendre sa place dans l'univers, d'où il vient. Et puis la question du sens est reliée à celle de la logique et, quand il n'y a pas de logique, on est relié à la folie. L'écriture est une façon de mettre un cadre, de contenir ce cerveau qui a un fond obsessionnel, qui peut ne jamais s'arrêter de questionner, de remonter toujours plus loin pour chercher la source de l'accident. Vivre vite aurait pu faire 3000 pages et j'aurais pu continuer jusqu'à la fin de mes jours. Ce livre c'est une organisation de la folie pour la rendre acceptable. Avec les histoires de conjuration – et ici ce sont des conjurations après coup – on est dans le pur délire très souvent. Choisir les mots, le fait de devoir nommer, l'assemblage de mots, fait exister les choses autrement. C'est une chance inouïe de pouvoir le faire.

Le livre fonctionne comme un compte à rebours, on sait qu'on avance vers une issue inéluctable, ce qui est paradoxal s'agissant d'un accident. Comment met-on en scène ce paradoxe et d'où vient qu'en lisant le livre, on espère que ça ne va pas se passer ?

Je n'ai pas tellement de réponse à ça, je m'en suis rendu compte parce qu'on me l'a dit. C'est le lecteur qui m'a renseigné là-dessus. Les deux premières personnes à l'avoir lu chez Flammarion m'ont dit la même chose : « Ce qui est totalement fou et paradoxal c'est qu'on se surprend à espérer. » Et je me suis dit qu'inconsciemment j'avais probablement écrit aussi pour étirer le temps. La scène sur le boulevard des Belges, celle de l'accident, j'avais très peur que ce soit très inconvenant de l'écrire. Mais c'était aussi une manière d'écrire comment on circule dans une ville, comment les quartiers s'articulent.

Je me suis dit que je pouvais m'autoriser à écrire ce trajet-là parce que j'y mets des choses extrêmement concrètes. Je suis allé enquêter sur place pour voir s'il y avait quelque chose auquel personne n'aurait pu penser. Par exemple, l'angle du soleil qui peut éblouir à l'heure de l'accident, le pollen sur la chaussée... chercher des signes. Et quand j'apprends que la Reine Astrid [qui donne son nom à l'Hôtel devant lequel a lieu l'accident, NDLR] est morte à 23 ans dans un accident de voiture, ce n'est pas que c'est moins douloureux mais il y a là un petit bout de collectif.

Sur l'idée du compte à rebours, il y a quelque chose d'assez hitchcockien, c'est la théorie de la bombe sous la table, sur la différence entre la surprise et le suspense.

Exactement. Dans Jour de courage, on sait également dès la première page que l'adolescent a disparu ; le livre va essayer de dire au lecteur dans quel contexte. Là, malheureusement, ç'aurait été obscène d'utiliser ce suspense de cette manière-là mais je pars de quelque chose qui a eu lieu dans mon existence, j'écris 20 ans après, c'est davantage une interrogation sur l'emboîtement du réel, comme ça on est plus attentif sur chacun des choix qu'on a fait dans son existence. Des choix anodins qui ont pu se révéler extrêmement importants. C'est vraiment un livre pour moi sur le passage du temps, le temps qui s'étire, jusque dans ce rapport à la moto, l'accélération contrôlée ou plutôt incontrôlée.

La moto c'est vraiment la flèche du temps qui vient se briser...

C'est le mot. C'est pour ça que c'était important pour moi de raconter le contexte de la création de cette moto, les 8 heures de Suzuka, ce moteur, cet ingénieur génial, le rapport à la vitesse, le rapport à l'interdiction du modèle au Japon, jugé trop dangereux mais autorisé à l'exportation, c'est fascinant. C'est très étrange, on vit sur un territoire où la limitation de vitesse va de 30 à 130 km/h et on est tous embarqués dans des véhicules qui vont jusqu'à 200.

Vous parliez de la Reine Astrid. Il y a dans le livre, un certain nombre de signes, de coïncidences, un peu comme s'il y avait l'idée d'un destin où les choses s'emboîteraient mais d'une manière prédéfinie. Là aussi il y a un paradoxe assez troublant. 

Je n'avais pas du tout prévu de faire ça mais j'y ai été obligée. J'avais écrit une deuxième partie à ce livre qui se divisait en deux : les 20 ans d'avant la mort de Claude et les 20 ans d'après. Avec l'accident au milieu comme pliure du temps, comme lame de feu. Et trois jours avant la publication, j'ai eu peur. C'était encore trop tôt. Dans cette deuxième partie, je parlais d'une scène à un moment où je reçois un prix pour Un loup pour l'homme. Or, le prix est remis le 20 juin, soit la semaine de l'anniversaire de l'accident de Claude, et à... l'Hôtel Reine Astrid, déjà c'est terrible. J'arrive sur les lieux, de retour de chez mes parents, j'ai pris des fringues pour me changer sur place. Je ne trouve pas de place pour me garer, je suis à la bourre. Je finis par en trouver et je commence à me changer. Et je réalise que cette place qui restait, celle où je me trouve, est l'exact endroit de l'accident et que je suis en train d'y faire une espèce de strip-tease. C'est hallucinant. Cette partie était pleine de choses comme ça. On dit que la folie se prolonge dans les coïncidences, les signes de ce qu'on appelle le fantôme.

Comment ressort-on d'un tel livre ? Apprend-on des choses ?

Oui, parce que dans l'écriture, j'ai fait beaucoup de liens entre des choses que je croyais dissociées. Mais j'avais très peur de ce qu'on appelle l'obscénité. Parce qu'il s'agissait d'écrire après la mort de quelqu'un et qu'on ne peut pas en faire un objet littéraire sans se poser beaucoup de questions. Comme on est dans un monde éditorial qui publie beaucoup de récits provoqués par de grandes souffrances, je me sens une responsabilité très grande. Je ne voulais pas que le livre soit un règlement de comptes, avec personne, pas même la firme Honda. C'est pour ça qu'il m'a fallu vingt ans pour faire ce livre, il fallait que je sois sortie du fracas. J'ai écrit d'autres livres dont le deuil était le moteur. Un moteur très peu visible, mais qui était là. J'avais besoin de filtres. Et là au bout de vingt ans et plus, je me devais de le faire, comme si je le devais à Claude. Maintenant, je me dis une chose : si ce livre était le dernier, ce serait possible. Je ne dis pas que ce sera le cas mais ce ne serait pas grave.

Dans une précédente interview, à la sortie d'Un loup pour l'homme,  sur l'histoire de votre père pendant la guerre d'Algérie, vous aviez dit « je suis devenue écrivain pour écrire ce livre ». On pourrait en dire autant pour celui-là puisqu'il vient ponctuer autre chose.

Oui, mais Un loup pour l'homme vient d'encore plus loin, de la petite enfance, du père. Il fallait que je le fasse du vivant de mon père. Entre-temps, il y a eu la catastrophe de la mort de Claude, il y avait donc des chantiers qui brûlaient un peu partout. Ces deux histoires sont deux pôles primordiaux. Et c'est vrai, même si l'accident de Claude, avant lequel j'avais déjà publié deux livres, n'est pas constitutif de l'écriture, il a redistribué tous les enjeux liés à l'écriture.

Brigitte Giraud lecture de Un loup pour l'homme sur la guerre d'Algérie (éditions Flammarion) à l'initiative du réseau Traces. Mercredi 7 décembre à 18h30 à la Bibliothèque d'études et du patrimoine ; entrée libre

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