Folk / En mini-tournée quelques mois après la sortie de son dernier EP, quatrième volet de la collection folk "Hear my Voice" édité par son label, Piers Faccini passe une fois encore par le Temple Lanterne pour un concert acoustique. L'occasion pour lui de nous entretenir de cette collection, de son label et plus largement, de sa vision de l'indépendance artistique et économique à l'ère de la dématérialisation de la musique. Où il est question de musiques traditionnelles, des Cévennes, d'amour de l'artisanat et d'acoustique.
Quel est la genèse de Hear my Voice, cette collection d'EP dont vous venez de livrer vous-même le quatrième volet sur votre propre label Beating Drum ?
Piers Faccini : Quand j'ai voulu créer Beating Drum, c'était d'abord un choix d'émancipation artistique absolue sur mes propres projets et puis je me suis dit que si je croisais au hasard de mes collaborations, des gens intéressants, des projets ou des artistes qui évoluent sous le radar et n'ont pas une grande visibilité, Beating Drum pouvait avoir vocation à les aide à faire un premier pas sinon vers la notoriété du moins vers leur public. Et plutôt que de faire un album – ce qui est un investissement important parce qu'on peut travailler deux ans sur un disque qui aura une fenêtre d'une dizaine de jours pour accrocher les médias, la radio – j'ai pensé à créer une collection regroupant ces artistes dans une certaine esthétique et sous un format d'EP 4-titres. Nous en avions sorti trois avec des artistes très peu connus [l'Italien Gnut, la Néo-Zélandaise Tui Mamaki et le Trinidadien Horsedreamer, NdlR] et j'ai sorti le mien pour donner une certaine visibilité à la collection. Et aussi m'aligner sur ce qu'elle représente : une espèce de revendication de ce qui fait l'essence de la chanson. D'où des chansons très épurées et acoustiques mais aussi un retour à un songwriting qui m'a nourri : le folk anglo-américain.
D'où vous vient cet intérêt presque obsessionnel pour la musique folk, au sens de folklore, que promeut d'une certaine façon Hear my Voice et dont on retrouve la trace dans toute votre discographie ?
C'est d'abord un amour de la chanson sous toutes ses formes. Si on met de côté les catégories et qu'on s'intéresse à toutes les patrimoines de la même façon – une berceuse pygmée, une chanson inuit, un chant napolitain, du Maghreb, du Moyen-Orient, d'Ecosse – eh bien ce qu'il reste à mon sens, ce sont juste de très belles chansons. Et si on considère la musique aujourd'hui comme une immense bibliothèque de chansons, il ne faut pas se priver de ce qui appartient au répertoire non individualisé – c'est-à-dire ces chansons dont on ignore qui en sont les auteurs parce qu'elles relèvents d'une tradition orale. Parce que la chanson d'auteur telle qu'on la connaît depuis l'avènement de l'enregistrement, c'est au fond quelque chose de très récent. Quand on est dans les musiques traditionnelles ou folkloriques – ce qui à mon sens est la même chose – on a accès à des chansons anciennes absolument magnifiques. Evidemment on ne peut pas les comparer à un titre de Joan Baez ou de Bob Dylan, dont on connaît l'histoire de l'auteur, la personnalité... Mais en termes de chanson, on a, grâce à l'enregistrement, aux importantes collectes qui ont heureusement été faites par des passionnés, tout un patrimoine à explorer. Pour moi ce sont vraiment des gourmandises qui nourrissent mon travail. Parce que je suis constamment inspiré, surpris, éblouis par ces œuvres d'une finesse et d'une richesse rare. Ces deux trois dernières années par exemple, j'ai fait une plongée dans les musiques du Maghreb, le chaâbi algérien, des gnawas marocaines, les musiques berbères mais je n'ai fait qu'en effleurer la surface. C'est sans fin. À cinquante ans, je déplore de n'avoir pas devant moi assez de vie pour pouvoir explorer tous ces territoires musicaux.
Sur votre EP, l'inspiration est pourtant essentiellement anglo-saxonne. Comme un vrai retour aux sources des musiques qui vous ont touché en premier lieu...
Plus qu'anglo-saxonne, je dirais anglo-américaine ou anglo-irlando-américaine (rires), sachant que la musique américaine pour moi est essentiellement afro-américaine. Le blues et tout ce qui s'y rattache a été l'une de mes grandes influences, avec le folk anglais ou irlandais. C'est vraiment ce qu'on entend sur cet EP. Quand on écoute des chansons comme Could have been you ou même Hope dreams, leur assise, la manière de faire danser la mélodie, ont une touche afro-américaine.
Sur Hope Dreams, il y a même des échos du travail qu'a pu faire Tim Buckley, tant dans votre manière de chanter, plus haut que vous ne le faites habituellement, que dans une approche à la charnière du folk et du jazz. Un territoire que Buckley a beaucoup investi.
Oui, c'est vrai. Je ne me rends pas forcément compte moi-même mais que l'on puisse entendre cela, je le prends comme un compliment parce que j'ai toujours adoré son travail. Et ce qui m'intéresse ce sont ces dialogues entre les genres, d'assumer un aspect hybride dans mon travail.
Quand on parle de folk, on parle d'une musique liée à un environnement, une terre, un pays... Or vous avez choisi il y a plusieurs années de vivre au coeur des Cévennes. De quelle manière cet endroit a-t-il influencé votre écriture ?
Quand on vit dans ce genre d'environnement, il y a une manière d'être connecté avec la terre, avec les saisons. On a un regard et une écoute quotidienne qui est chaque jour différente. On entend des sons différents, des oiseaux migrateurs qui passent, des insectes, des mammifères qui sortent d'hibernation, le retour des bourgeons au printemps. Cette manière d'être au monde vient évidemment donner – je m'en rends de plus en plus compte au fur et à mesure que les années passent – une couleur à mes chansons.
Les Cévennes sont une région très particulière, très changeante, à la météo capricieuse et parfois violente...
C'est vrai. En tout cas en venant d'Angleterre, de Londres, même s'il fait froid en hiver dans les Cévennes, j'ai trouvé un lieu avec une lumière et un soleil incroyable. C'est un endroit où l'on distingue vraiment les quatre saisons, où on voit le temps passer, même si avec le changement climatique, on remarque des choses troublantes.
Un mot définit parfaitement votre travail, plus encore depuis la création de votre label Beating Drum, c'est le mot "artisanat", au sens très noble du terme. Ce qui est particulièrement évocateur avec la collection Hear My Voice et en accord avec la tradition folk. D'où vient cette approche modeste, méticuleuse et artisanale, loin du formatage et des procédés de l'industrie musicale – et qui d'ailleurs, puisque vous êtes également plasticien et peintre, ne concerne pas que la musique ?
Ça vient surtout du fait que j'ai fait une école d'art en Angleterre. J'ai longtemps été peintre et je continue à exercer mes mains dans un travail de plasticien. D'ailleurs, une des raisons pour lesquelles j'ai monté Beating Drum, c'était aussi pour créer des ponts et des conversations entre les genres, la peinture, les arts plastiques, la musique. On a pu comme cela concevoir des objets différents, comme des livres-disques ou un livre chez Actes Sud que j'ai écrit et dessiné moi-même. On a trop tendance à mon sens à considérer l'artisanat comme quelque chose de mineur. Ce n'est pas du tout mon approche, surtout dans un monde de plus en plus mécanique, virtuel. Cette connexion avec le travail des humains, tout ce qui est fait à la main me fascine. J'ai une grande admiration pour quelqu'un qui est capable de fabriquer des pots ou des bols sur une roue qu'il actionne avec le pied, selon une technique qui a des milliers d'années. Et c'est ce même amour que j'ai pour les auteurs et les instrumentistes. J'enseigne plusieurs semaines par an le songwriting à la Haute École de Musique à Lausanne et ce que je dis aux étudiants c'est de se passionner pour les détails, de nourrir une obsession pour le moindre mot. Parce que c'est là qu'est la beauté de l'artisanat : chercher à aller au plus près du beau. Ça demande une patience infinie mais quand on a ce souci du détail, on est tous reliés par le même amour de l'artisanat, quelle que soit notre discipline.
Dans la société libérale dans laquelle nous vivons et avec ce qu'est devenu en conséquence l'industrie musicale, se poser un artisan n'est-il pas la seule échappatoire de l'artiste pour retrouver une indépendance totale, impossible à l'intérieur de la matrice de cette industrie ?
C'est en tout cas la raison pour laquelle j'ai créé mon label. Avant cela, j'étais extrêmement frustré. C'est compliqué quand on se sent plein de ressources et qu'on a des tas d'idées, de s'entendre dire qu'on peut sortir onze chansons tous les trois-quatre ans et que pour le reste, il n'y a pas de place, pas d'argent. Quand j'ai créé Beating drum, j'ai voulu pouvoir partager mon travail avec une communauté de gens amoureux de la musique. Pas forcément mes fans – ce n'était pas la question – mais des gens qui, comme moi, étaient avant tout fans de musique, d'une certaine esthétique, de certaines approches. Du coup, tout ce que je ne pouvais pas faire "en signature" avec un label, m'étais désormais permis : publier des hors-séries, des livres-disques, des vinyls en édition limitée. Même des expositions de mon travail graphique et plastique. La création de mon label m'a permis d'être un peu plus qu'un type qui sort un album de temps en temps.
De manière plus prosaïque est-ce que cette manière de fonctionner est aussi une manière de s'y retrouver dans l'économie de la musique, autrement dit d'en vivre mais différemment ?
Quand j'ai monté Beating Drum on vivait un moment intéressant avec l'explosion des réseaux sociaux. Il y avait donc potentiellement une possibilité inédite de communiquer avec les gens qui me suivent. Et puis je me suis dit que créer mon label était une démarche assez comparable à la démarche d'un agriculteur qui décide de travailler différemment, de ne pas empoisonner sa terre, de respecter ses bêtes ou ce qu'il cultive, de faire le choix du bio ou du qualitatif. Quand on choisit cette voie, l'idée n'est pas d'avoir 100 hectares de terre et de vendre à bas-prix à un supermarché qui encourage la malbouffe, mais de produire plus modestement, des légumes ou de la viande de qualité qu'on va vendre au marché par exemple. Des gens sont prêts à payer le prix juste pour cela. Ma réflexion a donc été la même pour la musique : dans un environnement où la majorité des gens écoute de la musique en streaming, je sais qu'on est assez nombreux à vouloir acheter des disques et des livres comme une manière de cautionner une certaine éthique et un certain artisanat. J'ai d'ailleurs écrit au moment de la création du label, une sorte de manifeste que j'ai appelé "Why music is food" (rires). C'est une manière de penser l'artisanat comme une question globale. Evidemment on vend nos disques en magazins en travaillant avec un distributeur mais on incite les gens à nous suivre notamment via un système d'abonnement annuel de 40 euros sur le site de Beating Drum qui donne droit à un certain nombre d'objets. On essaie de proposer quelque chose de différent et c'est comme ça que j'ai pensé pouvoir m'en sortir financièrement. Bien sûr, il s'agit d'une petite économie nous faisons tout nous-même avec ma femme qui gère l'administratif, la comptabilité, l'organisation. C'est une entreprise familiale qui marche plutôt bien. Evidemment si on essayait de grandir et de fonctionner avec plusieurs salariés, ça ne marcherait pas (rires). C'est une économie fragile mais qui peut être équilibrée si on est malin dans nos choix.
Ce système de souscription directe qui s'inspire notamment de la presse digitale ou même des plateformes de streaming est assez inédit de la part d'un artiste indépendant. En tout cas sous cette forme...
Effectivement, mais c'est en train de se développer, comme vous l'avez dit, dans tout un tas de domaines : la presse, la musique. Encore une fois, c'est une façon de demander aux gens de cautionner une démarche. Je suis un lecteur du Guardian qui donne un accès libre à ses articles et à ses applications mais propose, si on considère qu'ils font un travail satisfaisant et utile, de s'abonner pour leur permettre de conserver une certaine éthique. Pourquoi pas l'utiliser dans la musique ? C'est la première année que l'on fonctionne comme ça, donc on découvre un peu mais ça marche plutôt bien. Ce qui est intéressant c'est qu'on demande 40 euros mais que les gens sont libres de donner plus. Et l'on a parfois des gens qui, parce qu'ils aiment ce qu'on fait, donnent plus, parfois beaucoup plus. Alors ça demande un peu d'imagination : très prochainement chacun de nos souscripteurs va recevoir un artwork original et unique, tiré au sort, en rapport avec nos vidéos : un dessin original, un collage... Ce qui m'intéresse c'est de faire comprendre aux gens que ce qu'on propose est différent, que c'est de l'artisanat justement.
Malgré tout, votre travail est toujours accessible sur les grandes plate-formes de streaming comme Spotify... N'est-ce pas un peu paradoxal, au vu de votre démarche ?
On sait bien que peu nombreux sont ceux qui gagnent beaucoup d'argent sur Spotify en dehors des stars du hip-hop qui vendent déjà des millions de disques... Mais il n'empêche que ça peut nous servir, nous artistes plus modestes. Pour moi, Spotify est une plate-forme qui marche plutôt bien : comme j'ai beaucoup tourné dans de nombreux pays et que je fais une musique qui peut traverser les frontières parce qu'assez universelle, Spotify me permet de rester présent, de garder le contact avec des gens qui me suivent un peu. En regardant mes statistiques, j'ai à peu près 300 000 écoutes par mois, entre 3 et 4 millions par an. C'est énorme. Evidemment, très peu de gens qui écoutent mes chansons sur Spotify vont aller acheter les disques mais même si c'est le cas d'une infime partie c'est très satisfaisant. Et puis, ça me permet de me faire connaître dans tel ou tel pays où je vais tourner. Beaucoup de gens ne me connaissent que via Spotify et viennent à mes concerts. Cette combinaison entre une approche très artisanal avec une part de vente directe et la présence digitale globale qui passe partout et me permet d'être écouté en Colombie ou à Taïwan, fonctionne plutôt bien.
Les EP Hear My Voice, en plus des accès streaming, ne sont disponibles qu'en vinyl. C'est une manière de souligner cette complémentarité ?
Oui, comme il s'agit de 4-titres on a décidé de ne faire que du streaming et des vinyls. Les publier en CD serait ridicule. C'est une manière d'assumer la dématérialisation tout en valorisant l'objet. Pour mon album à venir, je publierai bien sûr des CD mais il y a de moins en moins de gens qui achètent ce format. Quand je fais des dates, sur le stand de merchandising, les gens n'achètent que du vinyl. Ou alors ils me demandent le titre de telle ou telle chanson pour aller l'écouter sur une plate-forme. Bon, ça c'est un peu décourageant mais c'est comme ça (rires). On sait qu'en proportion le vinyl est une niche, ça concerne malgré tout très peu de gens. Ce n'est pas avec ça qu'une maison de disques gagne de l'argent. Moi, je suis ravi de produire des vinyls parce que je n'ai toujours écouté que du vinyl. Et ce qui est génial c'est que ce format permet de décliner un projet artistique global.
Quelques mots sur cette mini-tournée consécutive à la publication de votre EP Hear my Voice...
Comme je fais beaucoup de concert en acoustique, au sens premier du terme, c'est-à-dire sans micro, j'ai voulu faire, en attendant la sortie de mon prochain album à la fin de l'année, une petite tournée en accord avec cet EP. On a déjà joué à l'Église Saint-Jean de Montmartre, à la Chapelle du Méjan à Arles et le 4 mars au Temple Lanterne à Lyon que je connais très bien pour y avoir donné deux concerts avec Vincent Segal en acoustique. On va jouer les morceaux du EP bien sûr mais aussi une sélection de morceaux de ma discographie qui sont représentatifs ou en accord avec cette approche. Un répertoire qui s'accorde avec une formule acoustique à cordes que j'ai voulu sans rythmique. Je serai accompagné d'une violiniste, Anne Gouverneur, et d'une violoncelliste, Maeva Le Berre, qui sont aussi chanteuses. C'est important parce que j'avais à coeur de pouvoir faire des choses à trois voix. Ce sera un concert avec beaucoup de cordes et beaucoup de cordes vocales (rires).
Piers Faccini (concert acoustique en trio)
Au Temple Lanterne le vendredi 6 mars
Collection "Hear My Voice" par Gnut, Tui Mamaki, Horsedreamer et Piers Faccini (Beating Drum)